Le chant du départ
d’amour. Les phrases lues autrefois, celles de Rousseau, reviennent.
Il avait cru les oublier. Elles sont là, palpitantes.
L’amour, les femmes existent. Elles sont au coeur de la vie, comme la guerre et l’argent.
Il veut cela aussi.
Dans son bureau, à l’état-major, il fait déplier les cartes. Il trace de grands traits noirs qui sont les directions que doivent prendre les bataillons pour gagner Tende, Saorge, Oneglia, et bousculer les troupes sardes. Il rencontre Masséna, qui lui aussi vient d’être nommé général et dont les huit mille hommes, qui se sont distingués lors du siège de Toulon, défilent dans les rues de Nice.
Napoléon assiste à leur parade. Il mesure l’enthousiasme des révolutionnaires niçois et la crainte de la majorité de la population. N’est-ce pas la peur qui gouverne les hommes ?
Puis, en compagnie de Junot et de Marmont, il s’enfonce dans les hautes vallées, emprunte des chemins escarpés. Voici Saorge, ce village dont les maisons se confondent avec les parois de la montagne. Impossible d’approcher de plus près, car les Sardes bombardent, depuis les sommets, la vallée de la Roya. Les jours suivants, Napoléon inspecte les fortifications côtières, dont s’approche parfois la flotte anglaise venue des ports corses qui désormais lui sont acquis.
À Antibes, en sortant du Fort-Carré, lors d’une des rares belles journées de la fin février 1794, Napoléon remarque sur une colline une maison bourgeoise au toit de tuiles décolorées, aux volets fermés peints en vert vif.
Il grimpe jusqu’à elle, entre dans le jardin planté d’orangers, de palmiers, de lauriers et de mimosas.
De la terrasse fleurie, on domine le cap d’Antibes, le golfe Juan et la baie des Anges. On surplombe le Fort-Carré et ses tours d’angle élevées par Vauban.
— Ce sera ici, dit Napoléon à Junot.
Une semaine plus tard, il attend les siens sur le seuil de cette demeure dont il a ordonné la réquisition. On l’appelle, dans le pays d’Antibes, le Château-Salé. Napoléon continue d’avoir sa résidence dans la maison Laurenti, rue Villefranche, à Nice, mais il veut que sa mère, ses frères et ses soeurs soient près de lui, sous sa protection, et puissent bénéficier de son soutien.
Il a besoin de cette famille. C’est dans le regard de sa mère, dans l’admiration et l’envie de ses frères et de ses soeurs qu’il mesure aussi sa marche en avant et ses succès.
Les voici qui arrivent, entourés par les cavaliers de Junot, car les routes entre Marseille et Antibes ne sont pas sûres.
Durant les trois jours qu’a duré le voyage, Junot raconte à Napoléon qu’ils ont été souvent suivis par les bandes des Enfants du Soleil , des royalistes qui mènent une guerre d’embuscade dans le Var et sont réfugiés dans les forêts de l’Estérel et des Maures.
Sans ordre, sans paix intérieure, qu’est-ce qu’une nation ?
Napoléon fait visiter à sa mère les pièces, pousse lui-même les volets.
— Voilà, dit-il, c’est votre maison.
Ce n’est pas la maison familiale d’Ajaccio, mais il lui semble qu’il a commencé d’en reconstruire les murs.
Il s’approche de Louis, son ancien élève d’Auxonne et de Valence. Il vient de le faire nommer à son état-major, bien qu’il n’ait que seize ans.
Puis Napoléon s’enquiert de Lucien, dont Letizia Bonaparte lui rapporte qu’il a l’intention de se marier avec la fille de son aubergiste. Joseph, lui, est bien introduit à Marseille, chez les Clary, de riches négociants de la rue des Phocéens. L’aînée des filles, Julie, a cent cinquante mille livres de dot.
Napoléon écoute. Il est le centre de ce « système » Bonaparte.
Il prend ses habitudes au Château-Salé. Il y dîne avec Marmont, Junot, Muiron, Sébastiani. On y voit aussi Masséna. Et parfois l’épouse de Ricord, le représentant en mission, et même la soeur de Maximilien et Augustin Robespierre, Charlotte, se rencontrent chez celui qu’on appelle « l’ardent républicain ».
Le matin, après ses soirées au Château-Salé, Napoléon rentre à Nice, souvent en compagnie de ses aides de camp. Les chevaux courent le long des grèves, leurs sabots soulevant l’écume des vagues. On traverse le Var à gué, et on arrive sur les quais du port de Nice, dans le soleil levant.
Au travail : sur les plans et les cartes. Réunions avec le général Dumerbion. Napoléon est surpris par la rapidité avec laquelle
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