Le chant du départ
la victoire de Diego et Cairo, Napoléon observe à la lunette cette Italie opulente, la Lombardie, où il suffirait d’un peu d’audace pour pénétrer et régner.
Mais il ne commande pas en chef. Et que peut-on, quand on doit obéir à des hommes qui vous sont inférieurs ?
Il rôde, maigre, le corps penché en avant, dans la maison de Cairo où est installé l’état-major.
Tout est trop simple, trop lent. Il s’impatiente. Il ne pourra pas vivre ainsi.
Il pousse la porte du bureau qu’occupe le Conventionnel Turreau venu en mission à l’armée d’Italie. Il s’immobilise. Une femme est assise. Turreau est absent.
— Je suis la citoyenne Turreau, dit-elle.
Sa longue robe plissée, serrée à la taille, fait ressortir les rondeurs de ses hanches et de sa poitrine.
Elle ne baisse pas les yeux.
Il est attiré par ce corps, ces cheveux blonds, cette attitude alanguie. C’est comme une plaine à conquérir, à prendre dans un assaut court et brutal.
Il se penche. Il prononce quelques mots, elle répond. Le citoyen Turreau, dit-elle, est en inspection, il rentrera demain.
Il l’entraîne.
Au matin, alors qu’avec Junot il chevauche vers Nice, il murmure : « Des cheveux blonds, de l’esprit, du patriotisme, de la philosophie. »
Il retrouve les bureaux de l’état-major à Nice.
Une femme, une nuit, peut-elle apaiser ce besoin d’agir, ce désir d’être ce qu’on sait pouvoir être ?
Félicité Turreau séjourne quelques jours à Nice et elle se laisse à nouveau prendre.
Mais si les nuits sont brèves, les jours s’étirent.
On parle, à l’état-major, d’une expédition en Corse pour y déloger les Anglais. On rassemble des troupes et des navires à Toulon. Il faut qu’il en fasse partie.
Mais il a le sentiment que chaque fois qu’il interroge on se dérobe. Un matin, il apprend que Buonarroti a été destitué de ses fonctions de commissaire de la Convention à Oneglia. L’Italien est passé dans la nuit par Nice, entouré d’une escorte, en route pour les prisons de Paris, suspect de robespierrisme.
Napoléon comprend que l’arrestation de Buonarroti va encore accroître les soupçons contre lui. Il s’emporte et s’indigne : il ne fera pas partie de l’expédition en Corse. Pis, le 29 mars, il est rappelé de l’armée d’Italie.
Il rudoie Junot, Marmont, Muiron, qui tentent de l’apaiser. Rien ne le calme. Il reçoit une lettre de sa mère. « La Corse, écrit-elle, n’est qu’un rocher stérile, un petit coin de terre imperceptible et misérable. La France, au contraire, est grande, riche, bien peuplée. Elle est en feu. Voilà, mon fils, un noble embrasement. Il mérite les risques de s’y griller »
Mais comment se jeter dans le brasier ?
Brusquement, en ce mois de mars 1795, c’est comme si la corde de l’arc se détendait, parce qu’il n’y a plus de cible à viser et que la flèche retombe.
Il se rend à Marseille.
Lorsqu’il traverse Draguignan, Brignoles, et les petites villes du Var, il sent les regards hostiles qui le suivent. Les royalistes des Compagnies de Jésus ont envahi les campagnes, sévissent tout au long de la vallée du Rhône. On pourchasse les Jacobins. On les massacre dans les prisons de Lyon. Les Muscadins, à Paris, les assomment et font fermer le Club des Jacobins.
Que faire sans appui, alors qu’on est un général de vingt-cinq ans soupçonné de jacobinisme, écarté, privé de commandement, dépendant du bon vouloir d’hommes inconnus, hostiles ou indifférents, puissants dans leurs bureaux des Affaires de la Guerre, et qui ne vous ont pas vu charger à la tête des troupes, qui ignorent et peut-être craignent tout ce qu’il y a en vous de force, d’énergie, de désir de vaincre ?
Peut-être est-ce le temps des médiocres qui commence ?
Où est ma place dans ce pays ?
Il entre rue des Phocéens, à Marseille, dans le salon cossu des Clary.
Joseph s’avance, grossi, souriant, tenant le bras potelé de son épouse, Julie Clary, cent cinquante mille livres de dot.
Joseph s’efface, pousse vers Napoléon Désirée Clary, sa belle-soeur, une jeune fille brune au visage rond, au corps svelte. Elle a la timidité à éclipses de ses seize ans.
Elle est mutine, admirative et douce. Elle s’offre sans coquetterie comme une place qui se livre dans un élan au chef de guerre qui s’approche.
Napoléon s’assied près d’elle. Elle parle peu. Elle attend. Il rêve à être comme Joseph, ce chapon
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