Le chant du départ
sévère, son esprit froid ne pouvaient que s’ennuyer des câlineries des coquettes et de la morale des brocards. Il ne concevait rien des cabales et n’entendait rien aux jeux de mots. »
Pour se vouer à l’amour d’Eugénie, Clisson quitte l’armée, mais rejoint le champ de bataille lorsqu’un ordre urgent du gouvernement l’y appelle. Il remporte victoire sur victoire, mais il découvre qu’Eugénie ne l’aime plus. Alors il renonce à la vie, en lui adressant une dernière lettre : « Que me restait-il pour l’âge futur, que la société et l’ennui ! »
« J’ai à vingt-six ans épuisé les plaisirs éphémères de la réputation, mais dans ton amour j’ai goûté le sentiment suave de la vie de l’homme. Embrasse mes fils, qu’ils n’aient pas l’âme ardente de leur père, ils seraient comme lui victimes des hommes, de la gloire et de l’amour.
« Clisson plia sa lettre, donna ordre à un aide de camp de la porter à Eugénie sur-le-champ, et tout de suite se mit à la tête d’un escadron, se jeta tête basse dans la mêlée et expira percé de mille coups. »
Napoléon a vingt-six ans et l’âme trop ardente comme Clisson, son héros.
Il est dans sa chambre de l’hôtel de la Liberté.
Il n’a pas dormi de toute la nuit. La chaleur de ce début d’août 1795 est accablante. Junot est couché dans la pièce voisine.
Il est si tôt ! Que faire ? Napoléon relit le roman qu’il vient d’achever, le corrige, réécrit trois fois les premières pages. Puis commence une lettre à Joseph. « Je crois que tu as fait exprès de ne pas me parler de Désirée… Si je reste ici, il ne serait pas impossible que la folie de me marier me prît ; je voudrais à cet effet un petit mot de ta part là-dessus. »
Napoléon veut que Joseph évoque cette question avec le frère de Désirée. Il trace les mots de son écriture anguleuse et rapide. « Continue à m’écrire exactement, vois d’arranger mon affaire de manière que mon absence n’empêche pas une chose que je désire. »
Encore quelques lignes, puis, pour conclure la lettre, cette question brutale : « Il faut bien que l’affaire de Désirée se finisse ou se rompe. J’attends ta réponse avec impatience. »
Écrire un roman, s’y regarder comme dans un miroir, tenter de forcer une jeune fille lointaine à l’épouser, ce sont des actions, des manières de lutter contre ce vide qu’est l’incertitude, cette angoisse que fait naître l’immobilité.
Mais ce désir, ces pages, cette demande ne sont qu’un moment parmi beaucoup d’autres durant lesquels Napoléon essaie de pousser toutes les portes.
Il harcèle les bureaux. Il grimpe au sixième étage du pavillon de Flore, au palais des Tuileries. Là s’est installé un membre du Comité de Salut Public, Doulcet de Pontécoulant, qui est chargé de la direction des Opérations militaires. Napoléon a obtenu du Conventionnel Boissy d’Anglas une recommandation. Mieux vaut établir des plans de campagne dans une soupente des bureaux de la Guerre que d’être un général oublié à la tête d’une brigade d’infanterie qui traque les Chouans. Le général Hoche accomplit parfaitement cette tâche, et le représentant en mission Tallien, à Quiberon, vient d’ordonner qu’on fusille sept cent quarante-huit émigrés qui ont débarqué à Quiberon et ont été faits prisonniers.
Que gagner dans cette guerre-là ?
Mieux vaut se presser parmi les solliciteurs. Mais on détaille avec étonnement et mépris sa tenue. On le juge à l’égal d’un égaré. Il devine l’étonnement et la crainte devant sa passion. On le renvoie d’une phrase : « Mettez par écrit tout ce que vous m’avez dit, faites-en un mémoire et apportez-le-moi. »
Napoléon tourne le dos. Il ne rédigera pas ses notes, pense-t-il d’abord. Puis, sur l’insistance de Boissy d’Anglas, il élaborera un plan de campagne pour l’armée d’Italie, et M. de Pontécoulant l’emploiera quelques semaines auprès de lui dans un service topographique.
Il travaille avec une efficacité qui surprend, une originalité et un talent qui frappent. Il s’impose à Pontécoulant et, le rapport d’estime étant ainsi établi, parce que ses qualités sont reconnues, il réclame sa réintégration comme général d’artillerie, et pourquoi pas une mission à Constantinople pour réorganiser l’armée turque ? Pontécoulant appuie ses demandes. Le départ projeté vers l’Orient est une issue
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