Le chant du départ
propre système. Il a vingt-cinq ans depuis cinq jours.
17.
Napoléon entre dans le bureau du général Dumerbion, qui est assis les jambes allongées, le corps lourd et las. Il semble avoir du mal à lever le bras. Des officiers sont debout autour de la table sur laquelle sont posées des cartes.
Napoléon les dévisage l’un après l’autre. Ils baissent les yeux. Pas un de ces hommes, qu’il côtoie depuis des mois, qui n’ose faire un geste d’amitié ou le féliciter pour sa remise en liberté.
Tous se taisent. Et c’est ainsi depuis que Napoléon a quitté le Fort-Carré et retrouvé ses fonctions à Nice, à l’état-major de l’armée d’Italie.
Le général Dumerbion toussote, soupire.
Il pointe enfin son doigt sur la carte, invite Napoléon à s’approcher. Les officiers s’écartent.
Napoléon a envie de les toucher, de leur lancer en ricanant : « Je suis pestiféré, craignez pour votre liberté et votre vie. » Mais à quoi bon ? Il a découvert depuis son emprisonnement que la lâcheté et la peur étaient largement partagées.
Dumerbion lui a demandé d’établir un nouveau plan d’attaque dans la région de Diego et de Cairo, dans le Piémont, au-delà des cols de Tende et de Cadibona. Mais il se sent entouré par la suspicion. On le surveille. On le guette, et surtout on l’évite. On se méfie des nouveaux représentants en mission. On craint l’épuration ordonnée par la Convention et le Comité de Salut Public. Il s’agit de traquer les officiers suspects de jacobinisme, et de couper « la queue de Robespierre » dans les armées. Des officiers ont été mutés. D’autres emprisonnés. On a guillotiné plus de cent personnes dans les jours qui ont suivi la chute de celui qu’on appelle maintenant « le tyran ». Dans les prisons s’entassent les maîtres d’hier. Et quelquefois la foule en brise les portes, massacre les prisonniers. Les « Compagnies de Jésus » et les « Compagnies du Soleil » pourchassent les Jacobins, font des milliers de victimes. Elles sont animées par des émigrés royalistes ou les nouveaux représentants en mission.
Napoléon sait que Lucien a été arrêté comme Jacobin, jeté dans la prison d’Aix. Et Napoléon a écrit à l’un des administrateurs de la ville : « Assiste mon frère, ce jeune fou, et aie pour lui la sollicitude de l’amitié. »
Mais que peut-on attendre d’un homme quand la peur le tient ? Que peut-on attendre d’un pays, quand le centre du pouvoir bascule ainsi d’une main à l’autre et qu’à la terreur jacobine succède la terreur blanche ?
Pendant que le général Dumerbion parle, Napoléon ne regarde pas la carte.
Il est familier de chaque pli du terrain. Il a rédigé tant de mémoires sur la campagne qu’il faudrait conduire en Italie ! Chaque fois il a proposé les mêmes axes afin de séparer les Autrichiens des Piémontais. Il a expliqué qu’il faut déployer les troupes en tirailleurs. Tout ce qu’il a lu lorsqu’il était en garnison à Auxonne, à Valence, les livres de Guibert et de Gribeauval, les traités de Du Teil, est revenu prendre place naturellement dans ses phrases. Pourquoi dès lors écouter Dumerbion, ce général impotent qui n’imagine rien ?
Si Dumerbion, ces officiers couards savaient la confiance qui est la sienne et s’ils devinaient les idées avec lesquelles il jongle !
Il faudrait, pense-t-il, un pays dont le centre serait un point de ralliement, un axe fixe. Et chaque citoyen serait assuré de la place qu’il occupe dans ce système. Ni terreur rouge, ni terreur blanche. Un ordre méthodique, une organisation mathématique.
Il répond à Dumerbion sans l’avoir écouté.
Il est prêt à conduire les bataillons dans la région de Cairo et Diego. Il se mettra en route pour les rejoindre dès aujourd’hui.
Il sait ce que le général Schérer a écrit sur lui : « Cet officier connaît bien son armée, mais il a un peu trop d’ambition. »
Mais qu’est-ce qu’un homme sans ambition ?
Une terre stérile.
Il est sur le terrain. Il pleut dans ces hautes vallées et sur ces collines piémontaises qui s’enfouissent en longues dorsales serrées dans la plaine de Lombardie.
Là-bas, dans la grasse terre alluviale, sur les rives du Pô, somnolent les villes opulentes, Milan, Vérone, Mantoue. Alors que les soldats sardes reculent, que les troupes républicaines mal vêtues, mal nourries, que ces soldats malades dé dysenterie et parfois de typhus remportent
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