Le chant du départ
tranquille, heureux dans son ménage, mangeant gras et régulièrement, sans ennemis ni désirs, soucieux seulement du bonheur quotidien aux côtés des siens.
La rêverie s’obstine, s’amplifie au fil des jours, en mars et en avril 1795.
C’en serait fini, s’il se mariait avec Désirée Clary, d’être ce chat efflanqué qui rôde, le plus souvent seul.
Il saisit le poignet de Désirée. Sa peau est fraîche. Sa main se laisse prendre et serrer.
Chaque nuit, investir cette place, la posséder définitivement.
Pourquoi pas ?
Elle n’a que seize ans, dit-elle. Et lui seulement vingt-six dans quatre mois. Il la presse. Il met à donner de la réalité à ce rêve autant de force qu’à établir une batterie.
Le 21 avril, sous le regard bienveillant de Joseph, le frère aîné, et de son épouse Julie née Clary, la soeur aînée, Napoléon et Désirée Clary sont déclarés fiancés.
Tout est bien.
Le 7 mai, Junot présente à Napoléon l’un de ces feuillets dont il reconnaît la couleur de l’encre.
Il l’arrache des mains de Junot. Il lit. Il jure. Il est nommé commandant d’une brigade d’infanterie en Vendée.
D’infanterie ! Lui, général de l’arme savante, lui, le « capitaine canon » du siège de Toulon, lui, le commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie ! C’est une dégradation, pas une promotion.
En Vendée !
Lui, qui a combattu l’Anglais et le Sarde, lui, contre les Chouans !
Il bouscule Junot, il pousse Joseph, il aperçoit Désirée Clary.
Il la fixe.
Son rêve est assis là, dans ce salon, bien sagement, les deux mains sur les genoux.
Il part pour Paris demain, dit-il.
Croit-on qu’il va se laisser étouffer, reléguer, exiler, humilier ? Qu’est-ce que le bonheur, sinon agir, se battre ?
Cinquième partie
Mon épée est à mon côté, et avec elle j’irai loin
Mai 1795 – 11 mars 1796
18.
« Tu n’es rien ! »
Personne ne lance ces quelques mots au visage de Napoléon depuis qu’il est arrivé à Paris, à la mi-mai 1795, en compagnie de Junot et de Marmont, ses aides de camp, et de son frère Louis. Et cependant, ce jugement méprisant ou indifférent comme un constat, il le devine à chaque instant, dans un regard, une attitude, un propos.
Lorsque Napoléon se plaint que l’appartement meublé qu’il loue à l’hôtel de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre, est sommairement meublé et que le linge en est douteux, l’hôtelier se contente de répéter : « Soixante-douze livres par mois, soixante-douze livres. » Que demander de plus, en effet, pour ce prix-là ?
Or, l’argent ruisselle partout. Faisant tourner leurs grosses cannes torsadées, les élégants du moment, en perruque poudrée, « incroyables » accompagnés de leurs « merveilleuses », se pavanent sur les boulevards et rossent le Jacobin et le « Sans-culotte ».
Napoléon maugrée : « Et ce sont de pareils êtres qui jouissent de la fortune ! »
Lui n’est rien.
Il réclame le remboursement de ses frais de route, deux mille six cent quarante livres. Il se présente au ministère de la Guerre pour toucher sa solde et ses six rations de vivres quotidiennes. Mais un jour suffit pour que la monnaie perde dix pour cent de sa valeur ! Que sont les liasses d’assignats qu’on lui attribue ? Du papier qui se consume !
Dans les bureaux du ministère, à peine si l’on prête attention à lui. Il attend que le ministre Aubry daigne le recevoir. Aubry ! Un vieux capitaine d’artillerie qui s’est nommé lui-même général, inspecteur de l’artillerie, et qui décide des carrières ! Un officier qui doit son poste aux intrigues et dévisage Napoléon avec un air de supériorité insupportable.
Napoléon plaide : il est artilleur, général de brigade, il ne peut accepter ce commandement d’une unité d’infanterie.
— Vous êtes trop jeune, répète Aubry. Il faut laisser passer les anciens.
— On vieillit vite, sur les champs de bataille, et j’en arrive ! reprend-il.
Une phrase de trop, quand on n’est rien, qu’on ne dispose d’aucun soutien, qu’on ne porte qu’un uniforme râpé sur lequel on distingue à peine le galon de soie du grade.
La rue, les bureaux, les salons sont pleins d’une foule d’élégants et d’élégantes qui ne voient même pas cet officier aux cheveux mal peignés et mal poudrés qui tombent sur les épaules comme d’immenses oreilles de chien. Ses mains sont longues et maigres, la peau jaune. Il se tient
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