Le chat botté
vante.
— Il est certain que si l’armée d’Italie laisse passer le mois de février sans rien faire, la campagne sera manquée. Il a une logique. Il croit que l’hiver est propice à l’attaque : la neige est dure, il n’y aura pas d’avalanches, l’ennemi ne se remettra pas de sa surprise quand les soldats français lui dégringoleront dessus.
Carnot réfléchissait :
— Les généraux autrichiens sont impotents, c’est vrai. Wurmser est sourd, Colli ne tient pas debout et on doit le porter, Beaulieu a soixante-douze ans...
Le plan de Buonaparte rejoignait en fait la stratégie plus vaste du ministre de la Guerre. Celui-ci rêvait à une attaque de diversion en Italie, et à une autre en Irlande avec Hoche qui venait enfin de mettre au pas la Vendée. Afin de négocier une paix, même provisoire, avec l’Autriche, on devait se trouver en position de force, frapper Vienne, prendre l’ennemi dans un étau, au nord avec les soldats de Jourdan et de Moreau, au sud, par le Tyrol, avec l’armée d’Italie. Jourdan avait emporté Francfort et Moreau était parvenu au Danube, mais le premier, battu par l’archiduc Charles, se repliait sur le Rhin, et le second se retirait à travers la Forêt-Noire. Ces offensives avaient par chance dégarni le front italien, et le moment paraissait idéal, en effet, pour y forcer les Autrichiens. Nommer Buonaparte ? Carnot pesait le pour et le contre :
— Ton général est trop ambitieux, Barras.
— Parfait !
— Il est cupide.
— Il est corse. Ces gens-là ont toujours leur fortune à faire.
— C'est un rapace, un chef de bande.
— Nous cherchons justement un rapace pour le lancer sur l’Italie.
— Et en ramener de l’or, dit Delormel.
— Il n’a aucun scrupule.
— Heureusement!
— Le butin de guerre, dit encore Delormel, voilà notre solution.
Carnot le savait. Depuis 1793, les gouvernements successifs songeaient à un raid alimentaire dans les plaines riches du Piémont et de la Lombardie. Carnot se laissa fléchir :
— Essayons votre petit général...
Quand Barras lui apprit sa nomination, Buonaparte n’eut aucune réaction, aucune émotion, pas le moindre remerciement : Carnot avait fini par reconnaître la justesse de ses plans, voilà tout, et voulait le mettre à l’épreuve sur le terrain. Il demanda juste qu’on hâte l’arrivée à Paris de son remplaçant, Hautry, qui commandait l’armée de Sambre-et-Meuse. En attendant, il occupait toujours les grands appartements de l’hôtel de l’Etat-Major; il y déroulait ses cartes, les gribouillait, lisait des livres sur l’Italie empruntés à Barras, dictait à Junot quantité de billets ou de lettres aux ministres et aux officiers et aux fournisseurs concernés par son équipée :
— Au ministre de la Guerre... Lui expliquer que l’armée des Alpes a plusieurs corps de cavalerie... ils suffisent pour la police de Lyon et de Grenoble... Lui rappeler que l’armée d’Italie lui avait fourni son 5 e régiment et le 9 e de dragons... Il faut ordonner à Kellermann de les rendre... Tu y es, Junot ? Bon. Une lettre au chef de brigade Gassendi. Est-ce qu’il accepte de diriger mon parc d’artillerie? S'il est d’accord, nous pouvons le prendre dans notre voiture en descendant à Nice. Il habite Chalon-sur-Saône... Tu ne t’embrouilles pas ?
— J’ai trop l’habitude de vous, général, pour être désorienté.
— Il te faudrait quand même un secrétaire.
— Pouquoi pas ce garçon qui travaillait sous vos ordres, à la Commission des Tuileries ?
— J’y ai songé. Il écrit bien. Je vais le voir ce matin. Il loge dans le lit de Madame Delormel, et comme je dois mendier des fournitures au mari, j’en profiterai pour recruter l’amant.
— S'il accepte.
— Il acceptera. Je l’impressionne. Expédie le courrier du matin, j’y vais de ce pas.
Avant de sortir, le général prit sur sa table l’un des pistolets que Saint-Aubin lui avait restitués et le passa dans l’écharpe tricolore qui ceinturait sa redingote. En bas, il monta dans l’une de ses calèches et partit rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur avec une légère escorte, plus pour montrer son rang que pour se protéger. Un quart d’heure plus tard il entrait sans se faire annoncer dans le grand salon qui servait désormais de bureau au Directeur chargé des finances.
— Je ne vous attendais pas, général, lui dit Delormel.
— Nous avons mille détails à étudier ensemble.
— Si je peux vous
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