Le chat botté
l’écart des indiscrétions car beaucoup ne l’aimaient pas ou se méfiaient de lui. Ce n’était pas au général que Barras ouvrit en tirant le loquet. Joseph Fouché entra dans le bureau, de la neige sur son manteau :
— Tu aurais pu te secouer avant, lui dit Barras, tu vas mouiller mon parquet!
Fouché était toujours aussi malingre, le nez et les joues rougis par le froid, mais il était mieux vêtu depuis qu’il travaillait pour le vicomte, et sa redingote noire était bien coupée. Il ne répondit pas mais tendit le dernier numéro du Tribun du peuple :
— Les ultrajacobins que je contrôle commencent peut-être à exagérer...
Barras alla s’asseoir pour feuilleter le journal. Fouché jeta son manteau sur l’accotoir d’un fauteuil et resta debout, si l’on peut dire, car il se tenait voûté. Ses yeux d’un gris terne fixaient le vicomte, agacé par sa lecture, qui reposa le journal sur sa table d’un geste brusque :
— Tu as raison, Fouché. Nous tombons d’un extrême dans l’autre, nous voguons entre deux écueils, l’aristocratie et la démagogie. Que fais-tu donc ?
— Je surveille et j’oriente les ultrajacobins. Tu remarqueras que si cette feuille s’en prend à toi, elle ne te nomme jamais.
— Ni toi, fripouille.
— Evidemment.
— Ils vont nous compliquer la vie, tes forcenés.
— Nous les arrêterons à temps.
— Par quel moyen ?
— En les éliminant, en supprimant leur meneur.
— La prison ?
— Oh non ! c’est en prison que Babeuf a monté sa réputation...
Gracchus Babeuf avait autrefois servi comme loufiat chez un Monsieur de Braquemont dont il avait épousé l’une des femmes de chambre, il s’engagea comme arpenteur, devint fonctionnaire, fila en prison pour des écrits excessifs, et, défendu par Jean-Paul Marat en personne, acquit une renommée chez les plus résolus. Principal rédacteur du Tribun du peuple , Gracchus était aussi naïf que généreux. Fouché se postait derrière lui et le manipulait. Au début, Barras n’était pas fâché d’un retour des jacobins durs pour équilibrer le pouvoir et ne pas laisser la contestation aux royalistes. Sur son ordre, Fouché essayait de subventionner Babeuf, qui prêchait l’égalité totale, des banques populaires, la disparition de la propriété, la réforme agraire la plus radicale. Il insultait le fantôme de Carrier, bourreau de Nantes, avec la même virulence que les corrompus ou les patriciennes qui se prostituaient au bras des députés. Il posait des bornes à la cupidité et à l’ambition des hommes politiques, exigeait l’éducation pour tous et la protection des déshérités. Il avait inventé un mot d’ordre simple et fort : à chacun selon ses besoins .
Un huissier cogna à la porte principale du bureau, Fouché s’éclipsa et Barras referma derrière lui l’entrée de l’escalier secret.
— Entrez !
— Une visite, citoyen Directeur, dit l’huissier en perruque qui passait la tête dans l’entrebâillement.
— De qui ?
— Une dame.
— C'est moi, Paul-François, dit Madame de Beauharnais en poussant l’huissier.
— Rose, qu’y a-t-il ?
— Je ne m’appelle plus Rose, tu n’es pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
— Il me nomme Joséphine, voilà.
— Explique-toi, calme-toi, viens t’asseoir sur le canapé.
— Ton général corse m’a baptisée Joséphine. Il prétend que trop d’hommes m’ont appelée Rose dans leurs instants d’abandon.
— Je ne peux pas lui donner tort...
— Et il veut se marier avec moi.
— L'idée te déplaît ?
— Je ne sais pas, je ne sais plus...
Rose-Joséphine posa sa tête contre l’épaule de Barras qui lui demanda :
— Tu ne le crois pas sincère ?
— Ah si ! (elle se redressa) Il a même des poussées de tendresse, une tendresse violente qui m’effraie. Comment va-t-il réagir quand il apprendra que je n’ai pas un sou et que ma noblesse est usurpée ?
Buonaparte n’avait pas d’illusions sur les amours de Joséphine, quand elle s’appelait Rose. Il avait prêté l’oreille aux ragots des salons. Il savait que Hoche l’avait abandonnée parce qu’elle avait abandonné Hoche pour son aide de camp et son aide de camp pour Vanakre le palefrenier; sa liaison avec Barras était connue de tout Paris. Peu importaient ses frasques au général, il la savait menteuse mais elle possédait un je-ne-sais-quoi qui le charmait. A ses élans amoureux très physiques se mêlaient des considérations
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