Le chat botté
t’asseoir parmi nous, proposait Fréron.
Buonaparte s’installa entre ce dernier et Madame Delormel qui semblait peu apprécier la proximité d’un officier aussi mal attifé, poussant sa chaise plus près de Barras auquel Buonaparte demanda, avec un abominable accent italien :
— Tu ne m’avais pas oublié, citoyen Barras ?
— Je n’ai pas oublié le siège de Toulon, et toi, aux avant-postes, qui me suivais partout...
— Nous étions proconsuls, précisait Fréron pour les autres convives.
— Tu étais capitaine d’artillerie, disait Barras à Buonaparte, et tu voulais décrocher des subsides pour ta famille...
— Elle ne m’est plus à charge, rassure-toi. Les patriotes corses exilés touchent des subventions.
— Vous êtes donc corse? dit Delormel qui commençait à s’assoupir, à cause du vin.
— Tu pestais contre tes supérieurs, reprenait Barras. Nous avions justement mission de les remuer : ils étaient incapables de soumettre les villes révoltées de la côte...
— J’avais raison, citoyen Barras. Le général Carteaux n’était qu’un barbouilleur de tableaux, il ne connaissait rien à la guerre, et sa femme Catherine se mêlait de stratégie. Le général Dopet? Un avocat trop vite nommé. Tout ce que je leur proposais était écarté.
— Ce capitaine m’avait donc exposé son projet...
— Il fallait s’emparer de deux redoutes qui surplombaient la rade. De là on menaçait la flotte ennemie pour la contraindre à la fuite.
— J’ai appuyé le projet, dit Barras, et deux jours plus tard nous avons repris Toulon.
— Bravo ! dit une invitée, et tous se mirent à applaudir. Barras se tourna vers Buonaparte :
— Que viens-tu me demander, cette fois ?
— L'armée me boude.
— Il faut reconnaître, dit Fréron, que tu as une farouche réputation de jacobin.
— Je l’étais moins que toi! Tu voulais raser Marseille.
— Le vent a tourné et j’ai tourné avec, dit Fréron.
— Et puis tu avais composé une brochure très révolutionnaire, dit Barras, tu m’en avais donné quelques exemplaires en m’affirmant, je te vois encore : « Marat et Robespierre, voilà mes saints ! »
— Si tu répétais cette phrase aujourd’hui, tu prendrais des coups de trique, dit Fréron.
— Eh bien aujourd’hui je dirais : « Barras et Fréron, voilà mes saints ! »
On rit beaucoup de cette repartie. Le petit Corse mal fagotté était admis dans le cercle de Barras. Il le comprit et en profita :
— Je veux un poste digne de mes qualités.
Les maîtres d’hôtel déposaient encore des plats :
— Tronçons d’esturgeon à la broche!
— Anguilles à la tartare !
— Culs d’artichauts à la ravigote !
Un cabriolet jaune canari passa le portail monumental d’un hôtel de la rue des Deux-Portes-Saint-Sauveur. Les Delormel rentraient chez eux. Elle babillait et lui, engourdi par un abus de vin, répondait d’une voix molle.
— Je ne vois pas ce que le vicomte trouve à ce petit général pouilleux. Il n’a pas de tenue, peu de conversation, il ne mange pas, il chipote, et cet accent! je ne saisissais qu’un mot sur trois.
— Barras a ses raisons, disait Delormel.
— Peut-être, mais nous nous amusions avant son arrivée. Moi, il me donne des frissons. Il a l’air méchant, non ?
— Au physique, c’est vrai, il ressemble à Marat...
Le cocher arrêta ses chevaux dans la cour, devant le perron principal. Delormel avait acheté cette demeure, à la façade un peu abîmée mais très noble, grâce à la vente massive de tonneaux de viande destinés à l’armée. La Révolution avait favorisé les plus astucieux. Delormel avait bâti une vraie fortune en peu d’années. Ancien couvreur en chaume, il avait profité de la vente aux enchères des terres épiscopales de Touques, en 1791, pour s’approprier dix-neuf hectares qu’il n’avait pas payés tout de suite, par connivence. Il se mit à vendre du fourrage aux armées, du fourrage en roseaux de marécage au prix de l’avoine. Ensuite il réussit à vendre au double de la farine pour le ministère de la Guerre, où il s’était découvert un vague cousin de Lisieux. Il suffisait de se vanter et d’avoir des relations aux bons endroits pour emporter des marchés profitables. Dès qu’il fut élu député du Calvados, en flattant les jacobins de sa région, il s’installa à Paris, près de ses clients officiels, jouant le modeste dans un garni.
La mort de Robespierre le délivra, il n’avait
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