Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
regardez-les...
    La fille s’appuya au rebord en velours de la loge pour mieux voir un groupe de muscadins occuper le fond de la salle. Le rideau se leva et un demi-silence s’établit. Sur la scène, une caricature de muscadin au visage enfariné sous un chapeau géant, des lunettes comme des loupes au bout du nez et la cravate jusqu’aux lèvres, zozotait en déclamant :
    — D’entrée ze vous l’affirme, ze suis malade en sortant du Palais-Royal.
    — La Vendée te réclame! répliqua un matamore costumé en gendarme.
    — La Vendée ? Quelle horreur ! Mais où est-ce ?
    — Qu’on envoie ces fantoches en Vendée! cria un spectateur du parterre.
    — En Vendée! En Vendée! hurlèrent ses voisins.
    Une chaise lancée des balcons assomma deux braillards et donna le signal de l’assaut. D’autres chaises volèrent, on se renvoyait des chapeaux, des cannes, des souliers, les bourgeois s’accroupissaient dans leurs loges pour éviter les projectiles. Une bande de muscadins s’élança dans les travées en bastonnant au hasard. Saint-Aubin grimpa le premier sur la scène, suivi par une dizaine de ses amis, arracha le texte des mains du souffleur, le déchira, le piétina, en jeta des pages dans la salle qui hurlait toujours :
    — En Vendée, les godelureaux !
    — Revoilà les privilèges !
    Saint-Aubin chanta Le Réveil du peuple , repris en chœur par ses partisans; le peuple y répondit par une Marseillaise sonore.
    — Stanislas, dit la fille à l’oreille de Fréron, je suis curieuse de ce jeune homme.
    — Saint-Aubin ? Je vous le présenterai, ma beauté.
    — Après le spectacle ?
    — S'il n’a pas trop de bosses.
    — Vous l’inviterez chez le vicomte, demain? J’y serai.
    — S'il veut bien.
    — Vous aussi, général, vous serez chez Barras? Oh, il a disparu.
    Fréron se retourna à son tour :
    — Ce genre de bataille ne doit pas convenir à un artilleur.
    Buonaparte était parti au moment où le commissaire de police de la section du Temple, avec son écharpe, menacait d’évacuer le théâtre, mais la représentation ne pouvait pas continuer, remplacée par les injures, les chants et les coups de bâton.
    Buonaparte n’avait aucune affection pour les Français et il détestait Paris. Vue de loin, la capitale avait de la gueule, avec son assemblage de dômes et de tours. Vue de près elle faisait peur. Franchis les octrois, où désormais on ne payait plus le droit de passage, vous pataugiez dans une boue noire et collante, le mélange nauséabond de mille ruisseaux, égouts à ciel ouvert, eaux grasses des cuisines, et vous marchiez là-dedans, avec des bornes de grès où se réfugier d’un bond lorsque survenait un fiacre rapide, sans le recours des trottoirs sauf rue de l’Odéon. Les ruelles suivaient les parcours fantaisistes des anciens sentiers, qui se détournaient pour un arbre ou évitaient un champ, elles étaient étroites, rétrécies encore par la manie qu’avaient les boutiquiers d’installer dehors des tablettes pour présenter leurs marchandises. Partout des affiches cachaient les murs, partout des fontaines sans eau, des arbres de la Liberté qui n’avaient pas supporté l’hiver et se dressaient comme des plumeaux. Il fallait se méfier des bandes de chiens errants, efflanqués, sales animaux aux yeux de fauves. Nulle part un abri. Nulle part le silence. Paris sentait l’urine, le savon noir et la crasse. Le Quai à la Ferraille empestait le hareng. La rue se prolongeait dans les immeubles, dans les couloirs, sur les paliers, l’intimité n’existait que pour les riches, sinon il fallait subir les regards, le vacarme, les cris des cochers en guêtres et des marchandes, les disputes, le bruit des moulins du Pont-Marchand, les chansons, cette odeur de pourriture qui s’insinuait dans les immeubles à tel point qu’on mit trois mois à s’apercevoir que le citoyen Mique, vendeur de têtes de veau, était mort seul dans sa chambre; il avait fallu la putréfaction de son cadavre, et les cafards, pour alerter les autres locataires.
    Dans ce fouillis agressif Napoléon enrage, il maudit cette ville étourdissante qu’un ambitieux ne peut éviter. Que faire d’autre ? Où aller ? Qui écouterait ce maigrichon mal nippé et râleur, méchant comme une teigne, enjôleur s’il le faut, pourtant, quand il lorgne les dames de son regard bleu? Sortant du théâtre, cette nuit-là, ce même regard se posait sur le malheur.
    Des misérables attendaient en file à la

Weitere Kostenlose Bücher