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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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scène.
    — Excellent.
    — Et cette composition, comme pour mon portrait ?
    — Pardon...
    — Soixante livres ?
    — Cent livres.
    — Ce sera plus cher que pour moi ?
    — Forcément, à cause du décor plus fouillé.
    — Je vais me reposer, soupira Madame Delormel que ce marchandage ennuyait.
    — Mais oui, dit son mari en conservant la pose. Tu seras mieux en forme pour le bal de ce soir au pavillon de Hanovre.
    Madame Delormel fila par le grand escalier. Elle était moins fatiguée qu’elle le laissait entendre; plus elle montait les marches, plus elle était légère. Elle relevait sa tunique vaporeuse jusqu’aux genoux, pour aller plus vite, dévoilait trois bracelets d’argent à sa cheville droite, des sandales dont les lanières imitaient des serpents. Au second étage elle courait presque dans les corridors, frappa de sa paume à l’une des portes sculptées que Delormel avait récupérées dans un château pillé. Elle ouvrit avant qu’on lui réponde.
    — Rosalie, où as-tu abandonné ton gros mari ? dit Saint-Aubin que son ami Dussault aidait à nouer une cravate compliquée.
    — Il négocie des savons avec Tallien et garde la pose pour un peintre. Nous avons le temps.
    — Toi oui, dit Saint-Aubin en la prenant à deux mains par la taille, mais pas nous.
    — Tu ne viens pas ce soir au pavillon de Hanovre ?
    — Impossible ! On donne à l’Ambigu-Comique un spectacle qui nous ridiculise, nous partons l’empêcher.
    — A force de donner des coups, tu vas en prendre.
    — Nous sommes nombreux.
    — Mon cher Saint-Aubin, dit Dussault par discrétion, je vous attends dans la voiture.
    — J’arrive...
    Delormel avait offert un appartement dans son hôtel au jeune homme rencontré le jour de l’arrestation de Robespierre. Par une sorte d’affection paternelle, il lui avait aussi procuré un emploi : une belle écriture avait suffi pour qu’on l’embauche à la Commission chargée des plans de campagne. Saint-Aubin n’y mettait jamais les pieds, sauf le jour de la paie. Quant à Rosalie, Delormel l’avait trouvée, on pourrait dire acquise, en épluchant L'Indicateur des mariages , un journal qui paraissait le mardi et le vendredi, où l’on choisissait son conjoint parmi les annonces comme à la loterie. Une première visite de Rosalie avait suffi : Delormel voulait parader au bras d’une ravissante épouse, il la montrait donc et se moquait du reste. Peut-être même était-il satisfait de la liaison qu’elle entretenait sans se cacher avec Saint-Aubin, puisqu’elle semblait joyeuse entre ses deux hommes qu’elle aimait de façons différentes; l’un pour l’amour, l’autre pour l’argent.
    Devant l’entrée en colonnade de l’Ambigu-Comique il y avait un embouteillage de chevaux et de voitures chics. Reconnaissable à sa perruque blonde, à son allure efféminée et à l’habit bleu clair qui lui battait les mollets, Stanislas Fréron traversait la foule bourgeoise et populaire massée sur les escaliers puis aux guichets. Il était accompagné d’une jeune femme aux cheveux relevés et en vrilles, déshabillée comme Diane chasseresse avec une tunique courte, transparente, et d’un petit homme sec, sans âge, sans doute jeune, que son air sombre, sa mauvaise redingote, la canne qu’il tenait comme un sabre distinguaient des autres spectateurs. Fréron avait donc convié le général Buonaparte et une gourgandine à cette comédie dont on parlait beaucoup à Paris sans l’avoir encore vue, La Folie du jour . Au foyer où ils s’étaient donné rendez-vous, les muscadins brandissaient leurs gourdins en acclamant Fréron, et quand celui-ci entraîna ses invités dans l’escalier des loges, ils entonnèrent Le Réveil du peuple , une sorte d’anti- Marseillaise mise en musique par Gaveau :
    Guerre à tous les agents du crime !
    Poursuivons-les jusqu’au trépas,
    Partage l’horreur qui m’anime :
    Ils ne nous échapperont pas !
    Buonaparte entra dans la loge derrière Fréron et son amie. Le lustre à triple couronne était descendu, la rampe de bougies allumée comme les candélabres de l’avant-scène. La salle se remplissait; les bourgeois dans les loges, avec quelques muscadins, le peuple au parterre, et ce monde caquetait, se saluait, s’invectivait déja.
    — Je prévois une forte houle, dit Fréron en s’asseyant.
    — Une forte quoi ? demanda la fille.
    — Une bagarre, dit Buonaparte en inspectant la salle.
    — Ils viennent tous pour en découdre,

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