Le cheval de Troie
sans faire plus d’histoires.
Un Myrmidon amena mon char, qu’il avait conduit dans les rues ravagées par l’incendie. Je sortis les deux femmes de leur prison et les attachai avec des cordes. Énée me tendit spontanément ses poignets. Je dis à Automédon de sortir de la citadelle et de nous emmener à la place Scée. La mise à sac de la cité était en cours, ce n’était pas là une tâche pour le fils d’Achille. Un soldat attacha le corps décapité de Priam à mon char. La tête était plantée sur la Vieille Pélion. Ses cheveux et sa barbe étaient ensanglantés. Ses yeux grands ouverts, emplis d’horreur et de désespoir, regardaient sans les voir les maisons en feu et les cadavres mutilés. De jeunes enfants appelaient en vain leur mère, des femmes couraient, comme folles, à la recherche de leurs bébés ou fuyaient les soldats qui ne cherchaient qu’à violer et à tuer.
Il n’était pas question de les en empêcher. En ce jour de triomphe, ils donnaient enfin libre cours à dix ans de rancœur : exilés, loin du foyer, ils avaient perdu nombre de camarades, leurs femmes avaient dû leur être infidèles ; ils haïssaient tout ce qui était troyen. Pareils à des bêtes sauvages, ils rôdaient dans les ruelles enfumées. Je ne perçus pas le moindre signe de la présence d’Agamemnon. Peut-être me hâtai-je de quitter la cité parce que je répugnai à le rencontrer en ce jour d’annihilation totale. C’était sa victoire.
Non loin de la citadelle, Ulysse surgit d’une ruelle.
— Tu pars déjà, Néoptolème ?
— Oui, j’ai hâte de m’en aller. Maintenant que ma colère est apaisée, tout cela m’écœure.
— Alors tu as trouvé Priam. Et tu as capturé Énée vivant. Il a dû te donner du fil à retordre.
Je jetai au Dardanien un coup d’œil méprisant.
— Il a dormi comme un bébé pendant toute l’attaque. Je l’ai trouvé nu comme un ver sur son lit, en train de ronfler.
Ulysse éclata de rire. Énée, fou de rage, se crispa. Il était bien trop fier pour supporter la moindre raillerie. Il comprenait à présent ce que signifiait la captivité : les insultes, les moqueries, les éclats de rire quand on raconterait une fois de plus comment on l’avait trouvé ivre mort alors que tout le monde se battait.
Je détachai la vieille Hécube et la poussai en avant. Elle hurlait. Je mis alors l’extrémité de sa corde dans la main d’Ulysse.
— Un présent pour toi. Tu sais qu’il s’agit d’Hécube, bien entendu. Emmène-la et offre-la à Pénélope comme esclave. Ce sera une gloire supplémentaire pour ton îlot rocheux.
Il cligna des yeux, surpris.
— Je n’en vois pas la nécessité, Néoptolème.
— Je veux que tu l’emmènes, Ulysse. Si j’essayais de la garder, Agamemnon me la prendrait. Mais il n’osera pas te la réclamer. Il convient qu’une autre maison que celle d’Atrée s’enorgueillisse d’une prise troyenne de haut rang.
— Et la jeune femme ? Tu sais que c’est Andromaque ?
— Oui, elle m’appartient de droit. Elle voulait voir son fils, lui chuchotai-je à l’oreille, mais je savais que c’était impossible. Qu’est-il advenu du fils d’Hector ?
— Astyanax est mort. On ne pouvait le laisser en vie. Je l’ai moi-même précipité du haut de la tour de la citadelle. Fils, petits-fils, arrière-petits-fils, tous sont condamnés.
Je changeai de sujet.
— As-tu trouvé Hélène ?
— Oui, naturellement, s’esclaffa-t-il.
— Comment est-elle morte ?
— Hélène ? Morte ? Hélène ? Mon cher, elle est née pour atteindre un âge avancé et mourir en paix dans son lit, pleurée par ses enfants et ses esclaves. Que Ménélas tue Hélène, ou qu’il laisse Agamemnon donner l’ordre de la mettre à mort, c’est inimaginable. Il l’aime bien davantage qu’il ne s’aime lui-même.
Quand nous sommes arrivés dans ses appartements, elle était entourée d’une petite garde. Déiphobos était prêt à tuer le premier Grec qu’il apercevrait. Tel un taureau en furie, Ménélas s’est battu contre chaque Troyen. Diomède et moi étions de simples spectateurs. Il a fini par tous les tuer, sauf Déiphobos. Les deux adversaires s’apprêtaient à se battre en duel. Hélène attendait debout, tête droite, poitrine en avant, ses yeux étincelants comme des soleils verts. Aussi resplendissante qu’Aphrodite ! Néoptolème, je t’assure que personne au monde ne rivalisera jamais avec elle !
Weitere Kostenlose Bücher