Le cheval de Troie
guerrier, or les guerriers meurent jeunes.
— De toute façon, je dois mourir, répondis-je en haussant les épaules. Je préfère mourir jeune et couvert de gloire, plutôt que vieux et dans l’ignominie.
L’espace d’un instant, ses yeux s’embuèrent et son visage refléta une tristesse que je ne la pensais pas capable d’éprouver. Une larme coula sur sa joue qu’elle essuya d’une main impatiente, puis elle redevint une créature implacable.
— Il est trop tard pour discuter de tout cela, mon fils. Tu mourras . Mais, parce que je vois l’avenir, je te donne la possibilité de choisir. Je connais ton destin. Bientôt des hommes viendront te demander de participer à une grande guerre. Si tu y vas, tu mourras. Si tu n’y vas pas, tu vivras très vieux et très heureux. La gloire ou l’ignominie, le choix t’appartient, mon fils.
Je ris et clignai des yeux.
— Ça n’est pas un choix ! Mais soit, je décide de mourir jeune et couvert de gloire.
— Pourquoi ne pas penser d’abord un peu à la mort ? demanda-t-elle.
Ses paroles me firent l’effet d’un venin. Je la regardai dans les yeux et les vis chavirer puis disparaître, tandis que son visage devenait informe. Alors elle grandit jusqu’à ce que sa tête touche les nuages. Je sus que j’étais à nouveau sous l’emprise du sortilège et qui me l’avait jeté. Un liquide salé coula à la commissure de mes lèvres, je sentis l’odeur fétide de la corruption, la terreur et la solitude me poussèrent à m’agenouiller devant elle. Ma main gauche se mit à trembler, ma joue gauche à se contracter. Cette fois-là, je perdis totalement conscience. Quand je me réveillai, elle était assise par terre à côté de moi et se frottait doucement les paumes avec des herbes parfumées.
— Debout ! ordonna-t-elle.
Incapable de penser, affaibli physiquement et mentalement, je me levai avec peine.
— À présent, Achille, écoute ! aboya-t-elle. Écoute-moi ! Tu vas faire un serment de l’ancienne religion et il est bien pire que tous ceux de la nouvelle. Tu jureras par Nérée, mon père, le Vieillard de la Mer. Par la Mère, car, tous, elle nous porte en elle. Par Perséphone, reine de l’Horreur. Par les gardiens du Tartare, maîtres de la Torture. Et par moi, qui suis de sang divin. Tu vas prêter ce serment maintenant, en sachant qu’il te lie à jamais. Si tu le romps, tu sombreras à jamais dans la folie et Scyros disparaîtra sous les flots tout comme Théra après le grand sacrilège. Tu m’entends, Achille ? Tu m’entends bien ?
— Oui, marmonnai-je.
— Je dois te protéger contre toi-même, déclara-t-elle en cassant un vieil œuf pourri sur du sang visqueux qui se répandit alors sur l’autel. Puis elle me prit la main droite, la posa à plat sur l’ignoble mixture et l’y maintint fermement.
— Maintenant, jure !
Je répétai les mots qu’elle me dicta : « Moi, Achille, fils de Pélée, petit-fils d’Éaque et arrière-petit-fils de Zeus, jure de rentrer immédiatement au palais du roi Lycomède et d’y revêtir un péplos de femme. Je passerai ainsi un an au palais, habillé en femme. Chaque fois que quelqu’un demandera à voir Achille, je me cacherai dans le gynécée et n’aurai aucun contact avec lui, même par personne interposée. Je laisserai le roi Lycomède parler en mon nom et j’approuverai sans discuter tout ce qu’il dira. Je le jure par Nérée, par la Mère, par Perséphone, par les gardiens du Tartare et par la déesse Thétis. »
Dès que j’eus prononcé ces terribles paroles, la confusion qui régnait dans mon esprit disparut ; le monde retrouva ses vraies formes et ses vraies couleurs et je fus de nouveau capable de penser. Il est impossible de rompre pareil serment. J’étais pieds et poings liés à la volonté de ma mère.
— Je te maudis ! criai-je en me mettant à pleurer. Je te maudis ! Tu as fait de moi une femme !
— Il y a une femme en tout homme, affirma-t-elle avec un petit sourire narquois.
— Tu m’as fait perdre l’honneur !
— Je t’ai empêché d’aller à une mort prématurée, répondit-elle. Maintenant retourne chez Lycomède. Nul besoin de lui expliquer quoi que ce soit. Quand tu arriveras au palais, il sera au courant de tout. J’agis ainsi par amour pour toi, mon pauvre fils sans lèvres. Je suis ta mère.
Je ne soufflai mot de tout ceci à Patrocle quand je le retrouvai. Je me contentai de prendre mes affaires et
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