Le cheval de Troie
dis-je en souriant et moi aussi je te remercie, du fond du cœur.
Son regard s’attarda sur moi.
— Ainsi, Ulysse, tu aurais un cœur ? Je croyais que tu possédais seulement l’intelligence.
Quelque chose me brûla un instant les yeux. Je pensais à Pénélope, je la voyais. Puis elle s’évanouit et je rendis calmement à Pélée son regard.
— Non, je n’ai pas de cœur. Pourquoi en aurais-je besoin, d’ailleurs ? C’est un sérieux handicap.
— Ce qu’on prétend est donc vrai… dit-il. Si Achille décide d’aller à Troie, il commandera les Myrmidons. Cela fait bien vingt ans qu’ils rêvent de participer à une campagne.
Quelqu’un entra. Pélée sourit, tendit la main et reprit :
— Ah ! Messieurs, voici Phénix, un compagnon de longue date. Nous avons des hôtes prestigieux, ami : je te présente le roi Nestor de Pylos et le roi Ulysse d’Ithaque.
L’homme était grand, blond, bien découplé : le parfait Myrmidon.
— Tu iras avec Achille à Troie, Phénix. Veille sur lui à ma place, protège-le de son destin.
— Au prix de ma vie, seigneur, s’il le faut.
Tout cela était fort attendrissant, mais je m’impatientai.
— Pouvons-nous voir Achille ?
Les deux Thessaliens eurent l’air interdit.
— Achille n’est pas à Iolcos, dit Pélée.
— Alors où est-il ? s’enquit Nestor.
— À Scyros. Il y passe chaque année les six lunes froides. Il est marié à Déidamie, la fille de Lycomède.
— Nous voici donc obligés de reprendre la mer, m’exclamai-je, contrarié.
— Non point, dit Pélée chaleureusement. Je vais l’envoyer chercher.
Je pressentais que si nous ne nous en occupions pas nous-mêmes, jamais Achille n’aborderait aux rivages d’Aulis.
Je secouai la tête.
— Ne prends pas cette peine, seigneur. Agamemnon préférerait que nous présentions notre requête directement à Achille.
Une fois de plus nous arrivâmes dans un port et allâmes de la cité au palais, mais ce palais n’était autre qu’une grande maison. Scyros n’était pas riche. Lycomède nous fit bon accueil ; pourtant, alors que nous nous restaurions, je me sentis mal à l’aise. Il se passait quelque chose, l’atmosphère était tendue. Les esclaves allaient et venaient sans oser nous regarder. Lycomède donnait l’impression d’être terrorisé ; son héritier, Patrocle, entra et ressortit si vite que je crus l’avoir vu en rêve et, ce qui était encore plus inquiétant, je n’entendis nulle voix de femme. Ni rires, ni cris, ni pleurs. Les femmes ne participaient jamais aux affaires des hommes, mais elles avaient des libertés qu’aucun homme ne songerait à leur refuser. Après tout, c’étaient elles qui avaient gouverné sous l’ancienne religion.
J’eus l’intuition d’un danger. Je croisai le regard de Nestor, qui leva les sourcils d’un air interrogateur ; lui aussi l’avait senti, le problème était donc sérieux.
Le beau Patrocle revint. Je l’examinai plus attentivement, me demandant quel rôle il pouvait bien jouer dans cette étrange affaire. C’était un garçon très doux, à qui ni la pugnacité ni le courage ne faisaient défaut ; mais sans doute réservait-il son affection aux hommes. C’était d’ailleurs son droit le plus strict. Cette fois il s’assit avec nous, l’air malheureux.
— Roi Lycomède, déclarai-je, notre mission est des plus urgentes. Nous sommes à la recherche de ton gendre, Achille.
Lycomède en laissa presque tomber sa coupe puis se leva, fort embarrassé.
— Achille n’est pas à Scyros, seigneurs.
— Pas à Scyros ? répéta Ajax, consterné.
— Non, répondit Lycomède. Il… Il a eu une violente querelle avec son épouse, ma fille, et il est parti pour le continent en jurant de ne jamais revenir.
— Il n’est pas à Iolcos non plus, remarquai-je poliment.
— Cela ne me surprend pas. Il a laissé entendre qu’il partait pour la Thrace.
— Ah ! par tous les dieux ! Nous sommes donc condamnés à ne jamais le rencontrer, soupira Nestor.
Je ne dis mot. Mon instinct ne m’avait pas trompé : quelque chose n’allait pas et Achille était directement concerné.
— Puisque Achille n’est pas ici, autant partir, Nestor, dis-je en me levant.
Puis je me tus, sachant pertinemment que Lycomède ferait preuve de la courtoisie la plus élémentaire afin de ne point offenser Zeus – dieu de l’Hospitalité. Je me tournai de façon à ce que seul Nestor pût
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