Le cheval de Troie
bâtard de mon grand-père Éaque. Ce lien du sang nous paraissait d’autant plus important que nous étions tous deux fils uniques et n’avions pas de sœurs. Lycomède tenait Patrocle en haute estime : c’était un homme de cœur.
Notre repas terminé, j’enfilai une tunique et des sandales, pris une dague en bronze et une autre lance.
— Attends-moi ici, Patrocle, je n’en ai pas pour longtemps. Mes vêtements et mon trophée sont restés sur la plage ainsi que la Vieille Pélion.
— Laisse-moi t’accompagner, dit-il, l’air effrayé.
— Non. C’est une affaire entre le dieu et moi.
Il baissa les yeux et acquiesça.
Je trouvai le chemin plus facile cette fois-ci et progressai à vive allure. La crique me parut tout à fait normale. Ce n’était pas d’elle que provenait le sortilège. À ce moment-là, parcourant du regard le sommet de la falaise, j’aperçus le sanctuaire. Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Ma mère était prêtresse de Nérée quelque part de ce côté de l’île. Était-ce là son domaine ? Avais-je par erreur pénétré chez elle ? Avais-je profané un mystère de l’ancienne religion ? Était-ce pour cette raison que l’on m’avait ainsi terrassé ?
Je remontai jusqu’au sommet de la falaise et m’approchai du sanctuaire, me rappelant à quel point, sous l’emprise du sortilège, il m’avait paru énorme. Oui, c’était bien là le domaine de ma mère. Et le roi Lycomède m’avait souvent recommandé de ne jamais m’aventurer là où ma mère, le bravant, avait choisi de vivre.
Elle m’attendait, dans l’ombre de l’autel. Je dus utiliser ma lance comme une canne, car mes jambes ne me portaient plus. C’est à peine si je pouvais me tenir droit.
Ma mère ! Ma mère que je n’avais jamais vue. Comme elle était petite ! À peine m’arrivait-elle à la taille. Elle avait des cheveux blancs aux reflets bleutés, des yeux gris foncé et sa peau était si diaphane qu’on voyait ses veines.
— Tu es mon fils, celui à qui Pélée a refusé l’immortalité.
— Je suis celui-là.
— T’a-t-il envoyé pour me reprendre ?
— Non. Le hasard seul a guidé mes pas.
Que doit éprouver un homme, quand il voit sa mère pour la première fois ? Œdipe l’avait désirée et en avait fait sa femme et sa reine. J’étais autre, je ne ressentais nul désir, nulle admiration pour sa beauté et son apparente jeunesse. J’éprouvais de l’étonnement, de la gêne et, oui, un sentiment de rejet. Cette petite femme étrange avait tué mes six frères et trahi le père que j’adorais.
— Tu me hais ! s’écria-t-elle, indignée.
— Je ne te hais point. Mais je ne t’aime pas.
— Quel nom Pélée t’a-t-il donné ?
— Achille.
Elle observa ma bouche et acquiesça avec mépris.
— Il n’aurait pu trouver mieux ! Même les poissons ont des lèvres, tandis que tu n’en as pas. Ton visage est incomplet. Ce n’est qu’un sac fendu.
Elle avait raison, à présent je la haïssais.
— Que fais-tu à Scyros ? Pélée est-il avec toi ?
— Non. J’y viens seul chaque année, pour six lunes. Je suis le gendre du roi Lycomède.
— Marié ? Déjà ? demanda-t-elle méchamment.
— Je me suis marié à treize ans, j’en ai près de vingt aujourd’hui. Mon fils a six ans.
— Quel malheur ! Et ta femme ? Est-ce aussi une enfant ?
— Elle se nomme Déidamie et elle est plus âgée que moi.
— Voilà qui est fort commode pour Lycomède. Et Pélée. Ils t’ont sans peine mis en laisse.
Ne trouvant rien à répondre, je gardai le silence. Elle aussi. Ce silence parut interminable. Mon père et Chiron m’ayant appris à respecter mes aînés, je ne voulais pas le rompre, par crainte d’être discourtois. Peut-être était-elle vraiment une déesse, quoique mon père le niât chaque fois qu’il était pris de boisson.
— Tu aurais dû être immortel, finit-elle par dire.
Je ne pus qu’éclater de rire.
— Qu’ai-je à faire de l’immortalité ! Je suis un guerrier. Je jouis de tout ce qui appartient à ce monde. Certes, je rends hommage aux dieux, mais jamais je n’ai aspiré à être l’un d’entre eux.
— C’est que tu n’as pas réfléchi à ta condition de mortel.
— Qu’implique-t-elle, sinon que je dois mourir ?
— Exactement, murmura-t-elle d’une voix douce. Tu dois mourir, Achille. La pensée de la mort ne te fait-elle point peur ? Tu déclares que tu es un
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