Le cheval de Troie
branche, comme changé en pierre. Ses yeux à présent dénués d’expression étaient rivés sur le prêtre. Calchas se contorsionna comme si un dieu lui avait enfoncé un pieu en plein ventre puis se mit à parler de nouveau.
— Écoutez, ô rois de Grèce ! Apollon parle quand le dieu tout-puissant refuse de s’exprimer. Le serpent sacré a avalé l’oiseau et ses neuf œufs. L’oiseau est la saison qui s’annonce. Les petits qui ne sont pas encore nés sont les neuf prochaines saisons. Le serpent est la Grèce ! L’oiseau et ses petits représentent les années qui précéderont la défaite troyenne. Il vous faudra dix ans ! Dix ans !
Le silence fut si lourd qu’il sembla terrasser la tempête. Nul ne bougea ni ne parla pendant un long moment. Je ne savais que penser de cet étonnant numéro. Le prêtre étranger était-il un devin authentique ? Était-ce un charlatan ? J’observai Agamemnon, me demandant quel sentiment l’emporterait en lui, de la certitude que la guerre serait finie en quelques jours ou de la confiance qu’il avait en ce prêtre. Le combat fut rude, car il était superstitieux de nature, mais l’orgueil finit par l’emporter. Il haussa les épaules et tourna les talons. Je ne quittai pas Calchas des yeux et fus le dernier à partir, laissant là le prêtre immobile, le regard fixé sur le dos du grand roi. Il était scandalisé : il avait démontré son pouvoir de façon éclatante et personne n’en avait tenu compte.
Un à un, dans le tumulte des vents et les déluges de pluie, les jours s’écoulaient. Les vagues déchaînées montaient à l’assaut du pont des navires. Le départ était quotidiennement ajourné. Agamemnon se rongeait les sangs et refusait d’écouter le moindre conseil. Les soldats, oisifs, jouaient aux dés, buvaient, se querellaient.
Tout cela me laissait indifférent. Peu m’importait la façon dont s’écouleraient mes vingt années d’exil. Une lune passa sans qu’il y eut la moindre accalmie dans la tempête. Encore une lune et les vents seraient plus imprévisibles encore. À la fin de l’été, Troie serait inaccessible jusqu’à l’année suivante. Il faudrait alors envisager d’annuler toute l’expédition.
Fasciné par Calchas plus que réellement intéressé par ses augures, je ne manquais jamais le rituel de midi. En ce jour particulier, rien ne me laissait entendre que les choses seraient différentes ; je continuais simplement à jouer mon rôle d’observateur. Seuls Agamemnon, Nestor, Ménélas, Diomède et Idoménée vinrent me tenir compagnie. Alors qu’il fouaillait les entrailles de la victime, Calchas se retourna brusquement et pointa son long doigt ensanglanté vers Agamemnon.
— Voici celui qui fait obstacle au départ ! s’écria-t-il. Agamemnon, roi des rois, tu as osé refuser son dû à Artémis ! Sa colère a longtemps couvé et Zeus, son divin père, a désiré que justice fût enfin faite. Tant que tu n’auras pas honoré ta promesse d’il y a seize ans, ta flotte ne partira pas !
Agamemnon était blême. Calchas savait parfaitement de quoi il parlait. Le prêtre descendit les marches d’un air digne. Se cachant le visage dans ses mains, Agamemnon s’écarta de cette affreuse incarnation du destin.
— Je ne le puis ! cria-t-il.
— Tu devras en ce cas disperser ton armée, répliqua froidement Calchas.
— Je ne peux donner à la déesse ce qu’elle exige ! Elle ne peut désirer pareille chose ! Aurais-je imaginé ce qui en résulterait, jamais je n’aurais fait cette promesse. Artémis est chaste, sacrée, elle ne peut ainsi…
— Elle exige son dû, rien de plus. Donne-le lui et tu pourras partir, répéta Calchas d’une voix glaciale. Si tu t’entêtes à le lui refuser, tu mourras le cœur brisé et la maison d’Atrée sombrera dans les ténèbres.
— Qu’as-tu promis à Artémis ? demandai-je.
— J’ai commis un acte stupide et irréfléchi, Ulysse ! Il y a seize ans, Clytemnestre a subi les douleurs de l’enfantement durant plus de trois jours sans que l’enfant se décidât jamais à naître. J’ai alors invoqué tous les dieux et déesses. Nul ne m’a répondu ! En désespoir de cause, j’ai prié Artémis, bien qu’elle fût vierge et détourne les yeux des femmes fécondes. Je l’ai suppliée d’aider ma femme à mettre au monde un bel enfant. Je lui ai promis en échange la plus belle créature qui naîtrait cette année-là dans mon
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