Le cheval de Troie
royaume. Quelques instants après, Clytemnestre accouchait de notre fille, Iphigénie. J’ai envoyé des messagers dans tout Mycènes pour qu’ils me rapportent les créatures nées dans l’année et considérées comme les plus belles : chevreaux, agneaux, veaux, jusqu’aux oiseaux. Je les lui ai toutes offertes, quand bien même je savais au fond de mon cœur qu’elles ne sauraient satisfaire la déesse. Chaque fois, elle a refusé la victime.
La suite de cette histoire tragique m’apparut soudain, aussi clairement que si c’eût été une fresque. Pourquoi les dieux étaient-ils toujours si cruels ?
— Continue, Agamemnon, insistai-je.
— Un jour, Clytemnestre m’a fait remarquer qu’Iphigénie était la plus belle créature de toute la Grèce, plus belle encore qu’Hélène, a-t-elle prétendu. Aussitôt je sus que ces paroles lui avaient été inspirées par Artémis. La chasseresse voulait ma fille. Rien d’autre ne la satisferait. Mais je ne pus m’y résigner, Ulysse. De plus, les sacrifices humains sont interdits depuis que la nouvelle religion a chassé l’ancienne. Je suppliai la déesse de comprendre pourquoi je ne pouvais accéder à son désir. Comme le temps passait et qu’elle ne se manifestait pas, je finis par croire qu’elle avait renoncé, alors qu’en réalité elle attendait son heure. Elle veut mettre un terme à cette vie qu’elle a elle-même accordée, elle veut ma fille encore vierge. Mais je ne peux consentir au sacrifice humain !
Je chassai toute pitié de mon cœur. J’étais privé de mon fils, pourquoi garderait-il sa fille ? Il en avait deux autres. Son ambition m’avait séparé de tout ce qui m’était cher, pourquoi ne souffrirait-il pas à son tour ? Il n’avait pas tenu sa promesse uniquement parce qu’elle le concernait personnellement. Si la plus belle créature née cette année-là avait été l’enfant d’un autre, il l’aurait sacrifiée sans le moindre remords. Je le regardai droit dans les yeux et cédai aux injonctions d’un démon qui s’était installé en moi le jour même où l’oracle m’avait prédit l’exil.
— Tu as commis là une terrible faute. Si Iphigénie est ce que réclame Artémis, tu te dois de la lui sacrifier. Fais offrande de ta fille, Agamemnon, ou bien ton entreprise échouera et tu seras la risée de tous, pour l’éternité !
Comme il détestait être tourné en ridicule ! Sa royauté, son orgueil comptaient pour lui davantage que sa plus chère enfant. Dans l’espoir de trouver un appui, il se tourna vers Nestor.
— Nestor, dis-moi que faire !
— C’est affreux, se lamenta le vieil homme en se tordant les mains et en pleurant. Mais il faut obéir aux dieux. Je suis de l’avis d’Ulysse, tu n’as pas le choix.
Je continuai d’observer Calchas, me demandant s’il n’avait pas discrètement fouillé le passé d’Agamemnon. Qui pouvait oublier la haine qui s’était reflétée sur son visage le premier jour de la tempête ? L’homme était fort rusé. Et c’était un Troyen.
Il s’agissait à présent de stratégie. Agamemnon, convaincu par moi qu’il n’avait d’autre solution que de sacrifier sa fille, m’expliqua combien il serait difficile de l’arracher à sa mère.
— Clytemnestre ne permettra jamais qu’on amène Iphigénie à Aulis pour qu’elle y soit égorgée par un prêtre. En tant que reine, elle fera appel à son peuple et il la soutiendra.
— Il y aurait un moyen… suggérai-je.
— Lequel ?
— Envoie-moi auprès de Clytemnestre, Agamemnon. Je lui dirai qu’Achille s’impatiente en raison des tempêtes et qu’il envisage de rentrer à Iolcos avec les Myrmidons. Je lui expliquerai que tu as eu l’idée de lui offrir la main d’Iphigénie, à condition qu’il reste à Aulis. Clytemnestre ne fera aucune objection. Elle m’a confié qu’elle souhaitait les voir mariés.
— Mais ce serait porter atteinte à l’honneur d’Achille, objecta Agamemnon, dubitatif. Jamais il n’y consentira. Il est droit et honnête. C’est le digne fils de Pélée.
Exaspéré, je levai les yeux au ciel.
— Seigneur, comment serait-il au courant ? Sûrement, tu n’as pas l’intention d’informer tout le monde. Jurons tous de garder le secret. Le sacrifice humain ne serait nullement apprécié des soldats – ils ne pourraient que se demander qui sera le prochain. Si rien de tout cela ne s’ébruite, nous serons en mesure d’apaiser Artémis. Et
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