Le cheval de Troie
un colosse qui semblait rompu au métier des armes. Et c’était le premier à oser me défier. Avec prudence nous tournâmes l’un autour de l’autre jusqu’à ce qu’il me prêtât le flanc. Quand je bondis et fis virevolter ma hache, il s’écarta, mais j’étais aussi rapide que lui et l’évitais son épée aussi facilement qu’il avait esquivé mon coup. Comprenant que nous avions l’un et l’autre trouvé un adversaire a notre mesure, nous commençâmes le duel avec patience et méthode. Chaque coup était paré, aucun de nous ne parvenait à blesser l’autre ; les soldats grecs et troyens s’étaient écartés pour nous laisser le champ libre. Chaque fois que je le ratais, il riait, bien qu’en quatre endroits le bouclier fendu laissât entrevoir le bronze et l’étain sous l’or. Comment osait-il rire ! Les duels relèvent du sacré et j’étais furieux de voir qu’il n’en avait pas conscience. À deux reprises, je le manquai.
— Comment t’appelles-tu, maladroit ? demanda-t-il en riant.
— Achille, sifflai-je entre mes dents.
— Jamais je n’ai entendu parler de toi, maladroit, s’exclama-t-il en riant encore plus fort. Moi, je suis Cycnos, fils de Poséidon, dieu des Abîmes.
— Tous les morts empestent, fils de Poséidon, qu’ils soient engendrés par les dieux ou par les hommes ! criai-je.
Ce qui le fit rire de plus belle. La colère que j’avais éprouvée en voyant Iphigénie gisant sur l’autel s’empara à nouveau de moi. J’oubliai toutes les règles du combat que m’avaient enseignées Chiron et mon père. Avec un hurlement je fondis sur lui, sous la menace de son épée, ma hache levée. Il fit un bond en arrière et trébucha ; son épée tomba, je la réduisis en morceaux. Se servant de son bouclier pour se protéger le dos, il s’élança avec l’énergie du désespoir à travers les troupes troyennes, réclamant une lance. On lui en jeta une. Comme je le talonnai, il ne put s’en servir et continua de battre en retraite.
Je le pourchassai, fendant les rangs troyens. Nul ne tenta de m’atteindre, parce qu’ils avaient trop peur ou qu’ils respectaient les antiques règles du duel. Ils étaient de moins en moins nombreux à mesure que nous nous éloignions du champ de bataille, puis une haute falaise mit un terme à la course du fils de Poséidon. Il se retourna et me fit face, décrivant lentement des cercles avec sa lance. De temps à autres elle me menaçait la poitrine, mais j’étais très agile. Au moment opportun, je fonçai, brisai en deux son arme. Il n’avait maintenant plus que son poignard qu’il tenta de saisir, ne se déclarant pas vaincu.
Jamais je n’avais si ardemment souhaité la mort d’un homme. Je laissai là ma hache et pris mon poignard. Il ne riait plus. Enfin il éprouvait du respect pour moi. Mais ses paroles étaient toujours moqueuses !
— Comment t’appelles-tu ? Maladroit ou Achille ?
Ma furie flamba. Je restai muet. Il n’était pas encore assez près des dieux pour comprendre qu’un duel entre des hommes de lignée royale se déroule dans un silence sacré.
D’un bond je fus sur lui et lui fis mordre la poussière avant qu’il n’eût le temps de dégainer. Il se leva tant bien que mal et recula jusqu’au moment où ses talons heurtèrent le pied de la falaise. Il tomba à la renverse. Parfait. Je lui saisis le menton d’une main et, en me servant de l’autre comme d’un marteau, lui réduisis le crâne en bouillie et lui brisai tous les os, un à un. Je pris ensuite les lanières dénouées de son casque, les enroulai autour de son cou et tirai, tout en lui enfonçant mon genou dans la poitrine, jusqu’à ce que son visage mutilé devînt noir et que ses yeux sanglants fussent exorbités de terreur.
Pendant un temps je me dégoûtai d’avoir été aussi sauvage, mais je me dominai bientôt et chargeai Cycnos sur mes épaules, accrochant son bouclier sur mon dos pour me protéger sur le chemin du retour à travers les lignes troyennes. Je voulais que mes Myrmidons et les autres Grecs voient que je n’avais point perdu ce combat.
Un détachement conduit par Patrocle vint à ma rencontre. Nous rentrâmes indemnes à notre base. Je m’arrêtai pour déposer Cycnos au pied de ses hommes. Sa langue gonflée saillait entre ses lèvres.
— Je m’appelle Achille, hurlai-je.
Les Troyens détalèrent. Celui qu’ils avaient cru invincible était tout aussi mortel qu’eux.
Alors
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