Le Chevalier d'Eon

en tant que capitaine de dragons. Pourtant en Angleterre, il pouvait s’habiller en homme sans risquer la prison. Mais le retour du chevalier ne présentait pas d’intérêt pour les Anglais, tandis que l’arrivée de Mademoiselle d’Éon suscitait la curiosité   : elle faisait figure d’héroïne. Elle était d’ailleurs plus crédible en femme sur les bords de la Tamise que sur les rives de l’Armançon ou de la Seine. Outre-Manche, il n’y avait pas de témoins de son enfance, de sa prime jeunesse et de sa carrière militaire. Nimbée d’une aura, elle pouvait s’affirmer comme la femme exceptionnelle capable d’assumer le rôle d’un homme aussi bien dans les négociations diplomatiques qu’en en première ligne à l’armée et aussi en publiant des ouvrages historiques et politiques. Elle possédait l’intelligence, les capacités intellectuelles et la force de l’homme ainsi que les vertus communément accordées aux femmes   : la pureté et la piété. Le personnage d’exception qu’elle avait composé la remettait sous les feux de l’actualité. Linguet n’a pas hésité à écrire « qu’entrée dans la carrière de la politique au sortir de l’enfance, elle a mérité dès le commencement par sa discrétion, son exactitude et sa prudence, une confiance qui n’est pas toujours justifiée par l’exercice le plus long et le plus heureux   ; que transportée du cabinet dans les camps, elle s’y était distinguée par un courage qui chez les hommes même ne suit pas toujours le talent des négociations   ; que ramenée aux intrigues diplomatiques après avoir rendu à la patrie des services publics et au feu roi des services secrets, presque incompatibles, elle l’a emporté, à force de fermeté et de patience, sur un ministre dont le plus grand malheur est de l’avoir eue pour adversaire   ; et que dans ces différentes situations, son secret a toujours été, ou ignoré, ou ce qui revient au même si longtemps gardé, soit par elle, soit par les confidents qu’elle en avait pu instruire. Une vie si agitée dans un pareil travestissement n’a pu manquer d’occasionner bien des incidents bizarres qui formeraient peut-être une histoire très intéressante {281} ...   »
    Les Anglais renchérirent et Burke lui-même rendit un vibrant hommage à l’Amazone {282} . Les vapeurs de cet encens l’enivraient.
    La curiosité qu’elle éveillait, l’admiration qu’elle faisait naître parfois lui tenaient lieu de vie affective. Narcisse continuait de se séduire. Cependant si elle jouait sans difficulté apparente la virago de salon, elle était plongée dans un désarroi pathétique lorsqu’elle se retrouvait seule chez elle, emmurée dans son cloître intérieur. Elle savait qu’elle fondait sa célébrité sur une mystification, qui était en réalité une imposture. La prière, mais surtout l’écriture devenaient un exorcisme salutaire. La lecture de ses textes, au demeurant répétitifs et incantatoires, prouve à quel point elle tient à se disculper. Aussi clame-t-elle sans cesse qu’elle est chaste et pure comme doivent l’être les femmes pour se persuader que le roman de sa vie est réalité.
    D’Éon finit-il par se croire réellement femme   ? Dans la mesure où il estimait que la pureté était plus l’apanage du sexe opposé que celui des hommes, il pouvait penser que sa virginité et sa chasteté le rendaient digne d’être femme, ce qui le lavait du péché originel de sa seconde vie.
    Si péché il y eut, espérons que l’absolution divine à laquelle il croyait lui fut accordée. Encore un doute sur lequel il est impossible d’apporter l’ombre d’une réponse. D’Éon n’est pas l’homme des certitudes. Mais ce dont on est sûr c’est de la survie de son personnage, voire de son mythe. D’Éon n’a jamais cessé d’intriguer les foules. Son existence « sans queue ni tête   » continue de troubler et aujourd’hui les historiens des gender studies analysent le cas d’Éon avec un sérieux qui n’a rien de romanesque. Après avoir été un sujet de roman, le chevalier-chevalière devient un sujet d’étude. Quelle sera sa prochaine métamorphose   ? Nous souhaitons longue survie à la Pucelle de Tonnerre   !

Annexes

I Narratif de Melle D’Éon
    A employer dans sa pétition pour obtenir un dédommagement convenable en compensation pour ses dettes de temps et d’argent de travaux qu’elle a faits tant en Russie qu’en