Le Chevalier d'Eon

parfaitement son double rôle. La situation se gâte lorsqu’on lui retire le titre de ministre plénipotentiaire, qui lui avait été donné pour assurer l’intérim entre l’ambassade du duc de Nivernais et celle du comte de Guerchy. D’Éon se sent d’autant plus injustement dépossédé que le comte de Guerchy ne brille pas par ses talents. Il s’imagine ne plus être reconnu pour ce qu’il était, il se sent dévalorisé, il n’existe plus. Plutôt que de garder la tête froide et de poursuivre une carrière pleine de promesses comme le lui conseillent ses mentors, il se laisse entraîner dans une spirale de folie. Se croyant persécuté, il persécute à son tour celui qu’il prend pour son bourreau et perd toute crédibilité par une série de fautes graves. Son avenir diplomatique brisé par sa faute, une solution de rechange négociée de justesse (il est réduit au simple rôle d’informateur du roi), il veut renaître. La mort de Louis XV, dont il reste l’agent secret, compromet gravement son avenir. Si le réseau du Secret créé par le monarque n’est pas reconduit par son successeur, d’Éon est perdu   : il n’aura plus de quoi vivre en Angleterre, et s’il rentre en France il est passible de prison. Il refuse de devenir Anglais malgré les offres alléchantes des membres de l’opposition britannique. Fidèle à son roi et à sa patrie   : il n’appartient pas à la catégorie des espions que l’on retourne.
    C’est à ce moment que commence le mystère d’Éon. C’est lui qui fait courir la rumeur de son appartenance au sexe opposé. Il raconte sous le sceau du secret (   !) que ses parents l’ont élevé en garçon alors que c’était une fille. Il a enfin l’audace de donner une preuve palpable de sa féminité (   !) au secrétaire du comte de Broglie. La nouvelle extraordinaire, dont il a préparé la révélation, devait faciliter son retour en France dans des conditions plus qu’honorables   : il rentrerait au pays natal auréolé de sa gloire d’héroïne parvenue à s’élever à la hauteur d’un homme et sa personne injustement calomniée serait portée aux nues. C’est ce qu’il espérait.
    Comment l’idée de se faire passer pour une femme lui est-elle venue   ? On ne sait. Il a gardé son secret, mais sa volonté a scellé son destin. Il assure avoir été frappé par l’histoire des femmes qui avaient porté le costume masculin pour accomplir un destin d’exception. Pendant qu’il étudiait leur vie, il avait, dit-il, l’impression de raconter la sienne. Il connaissait parfaitement les héroïnes de la Fronde travesties pour jouer momentanément un rôle politique et militaire, mais elles l’intéressaient beaucoup moins que la papesse Jeanne ou les saintes des débuts du christianisme. Se prétendant « la Pucelle de Tonnerre   », son idéal est assurément celui de la vierge guerrière incarnée par Jeanne d’Arc à laquelle il se plaît à ressembler. Mais si lui, homme, voulait se dire femme pour avoir assumé des activités réservées aux hommes, son comportement relève plus de dispositions psychiques particulières que du contexte historique.
    Cependant d’Éon, qui rêve de publicité, est très vite dépassé par les événements. Après avoir créé lui-même un personnage énigmatique que l’on compare aux Amazones, à Londres des paris s’engagent sur son sexe. Il doit se cacher, redoutant d’être enlevé par ceux qui désirent connaître la vérité. Alors qu’il négocie son retour en France avec Beaumarchais, «autre animal extraordinaire   », auquel il joue le rôle comique et pervers de la « petite dragonne   » enamourée, un incroyable procès se déroule au tribunal du Banc du roi d’Angleterre. Il s’agit, en son absence et sans preuve, de décider juridiquement de son appartenance sexuelle, car les parieurs veulent toucher leurs gains. Le verdict est sans appel   : d’Éon est une femme. Ce verdict surprend le chevalier en tant qu’acte juridique, mais il s’y résigne persuadé qu’il pourra jouer ce rôle d’Amazone qui n’a pas l’air de lui déplaire. Cependant le piège se referme sur lui   : Louis XVI, le nouveau roi, le prend réellement pour une femme et lui impose le vêtement féminin pour son retour en France.

Une vie sans queue ni tête
    D’Éon a commencé à écrire son autobiographie bien avant qu’un éditeur lui commande ses mémoires. Au fil des jours, il a jeté sur le papier