Le Code d'Esther
savez que des années plus tard, en 1960, il sera enlevé à Buenos Aires par un commando du Mossad. Selon l’un des participants à cette opération rocambolesque, Eichmann, identifiant très vite ses agresseurs, s’adresse alors à eux en hébreu. Pas l’hébreu moderne que l’on peut entendre aujourd’hui en Israël… Non, celui de la Bible, une langue archaïque que personne ne parle plus ! »
Le train file dans la nuit. J’ai ouvert le carnet noir qui ne me quitte plus et dans lequel je viens de déchiffrer ces quelques notes prises à la volée. Eichmann parlant en hébreu au commando venu mettre un terme à la vie paisible qu’il menait en Argentine… La scène, telle que je l’imagine, me paraît totalement loufoque, mais elle apporte malgré tout une nouvelle pierre à l’édifice branlant de mon questionnement. Décidément, je dois continuer à chercher, quitte à ne recueillir que des esquisses de réponses.
« C’est un domaine encore en friche. Peut-être parce que nous, les historiens, avons toujours beaucoup de mal à retourner l’axe du point de vue, à analyser la situation de l’autre côté », m’avait dit Georges Bensoussan.
Grand, assez massif, entièrement vêtu de noir, il m’avait reçu dans les locaux du Mémorial de la Shoah, où il est responsable éditorial. Historien du sionisme, il a écrit des essais sur l’antisémitisme, la Shoah et la question de la mémoire. Sa voix est douce, son phrasé assez lent, comme s’il voulait amoindrir l’horreur des événements qui sont à la base de ses travaux.
« Il existe en réalité une multitude d’écrits ou de faits attestant du bien-fondé de votre question. Mais rien de très consistant, si vous me permettez l’expression. Nous savons qu’à un moment les nazis ont eu l’idée de créer à Prague un musée des Peuples disparus, dont les Juifs feraient partie, bien sûr. Mais cette histoire n’a jamais pris corps. Non, ce qui me vient à l’esprit, tout de suite, c’est la création à Francfort d’un Centre de recherches sur la question juive. Dès 1940, des tonnes de documents ont commencé à arriver de l’Europe entière, résultats de pillages systématiques de biens juifs.
— Des livres ? Mais les nazis ne les brûlaient-ils pas dans de gigantesques autodafés ?
— Dans les années 1930, oui : pour marquer les esprits, ils organisaient ce type de manifestation. Le feu était important, et sa puissance, purificatrice – les Juifs étaient considérés comme des êtres diaboliques, donc leurs livres l’étaient : il fallait les brûler (symbole que l’on retrouvera plus tard avec l’invention des fours crématoires). Ce n’étaient pas des humains, pas des sous-humains mais, selon Hitler lui-même, des a-humains , quelque chose qui ressemblait à la Bête dont il fallait se débarrasser. Mais à la différence de l’Inquisition, qui s’attaquait à la foi (en face d’elle, à la limite, vous pouviez abjurer votre religion, et vous étiez sorti d’affaire !), les nazis s’en prennent à la race et à ses risques de “contamination”. C’est ainsi qu’ils ont été conduits à envisager la mort, l’extermination des Juifs.
— Revenons à ce centre de recherches, à Francfort…
— À travers toute l’Europe, les troupes d’occupation allemande avaient l’ordre de détruire les objets liturgiques juifs mais de ramasser tous les documents, de piller toutes les bibliothèques d’Europe et de les rapatrier à Francfort-sur-le-Main. Un bon exemple de cette politique se trouve à Paris, avec l’Alliance israélite universelle. »
(Sitôt après l’entretien avec Georges Bensoussan, je m’étais empressé d’appeler Avraham Malthète, le paléographe de l’Alliance. Je l’imaginais se frayant un chemin parmi ses livres, ses dossiers et ses reproductions de textes anciens pour atteindre le téléphone. Il m’avait immédiatement confirmé l’information : « Les Allemands ont littéralement vidé notre bibliothèque. Ils ont tout pris. Nous avions des milliers de volumes, dont un Talmud du xiii e siècle, une double page manuscrite de Maïmonide, des trésors ! Après la guerre, nous avons tout récupéré. Tout était intact, classifié avec numéros de série et tampon du Reich. Il est clair que ces livres devaient être conservés et non détruits. »)
« Mais alors, que voulaient-ils faire de ces documents ?
— Les étudier, avait
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