Le Code d'Esther
la langue. Plaisir, intérêt, et, pourquoi pas, fascination ? La question mérite d’être posée à un historien et à un psychanalyste. Pour autant, que savait-il du Livre d’Esther ? Son histoire, sa signification – oui, sans aucun doute. Mais sa connaissance de la Meguila lui aurait-elle permis de devancer de quelques années les travaux du professeur Neugroschel ? Cela, nous ne le saurons jamais.
Dehors, il fait nuit noire. Quelques lumières scintillent, éclairs fugaces perdus dans la campagne, et témoignant d’une présence humaine. Quelque part, j’imagine que des familles vont passer à table, se réunir autour d’un plat chaud, discuter de la journée passée et de la journée à venir. En toute sérénité. Image d’Épinal bien sûr, rassurante pour mon esprit torturé se débattant avec des questions sans réponse, fantômes persistants d’un passé proche que je m’échine à tenter de comprendre.
Par exemple, depuis le début de cette aventure, une autre interrogation taraude mon cerveau, corollaire de celle que je me suis posée à propos de Julius Streicher : que savaient exactement les nazis de l’histoire du peuple juif ? Entendons-nous bien : je veux parler de l’élite, cette trentaine d’officiers et d’idéologues qui entouraient Hitler, et non de la masse des Allemands. Il m’a toujours semblé évident qu’une partie de ces gens, souvent cultivés et brillants, avaient dû étudier dans le détail l’objet de leur pulsion de mort. J’ai systématiquement posé la question à tous mes interlocuteurs, les historiens en particulier. La réponse est unanime : oui, ils savaient, oui, ils connaissaient l’histoire, la culture et la religion de ce peuple dont ils avaient juré la perte.
« Un homme, notamment, correspond à votre description. Il s’agit d’Adolf Eichmann. »
Le crâne dégarni, un sourire gourmand aux lèvres né de l’envie de partager ses connaissances, les yeux en perpétuel mouvement, Henry Rousso est l’un des historiens les plus respectés de sa génération. Ses livres sur la Seconde Guerre mondiale, notamment sur la collaboration sous le régime de Vichy, sont traduits en plusieurs langues. Il a tout de suite saisi le sens de ma question et s’est offert de mettre ses lumières à ma disposition. Je l’avais rencontré dans une brasserie parisienne, quelques jours avant mon départ pour Landsberg et Zurich.
« Pourtant, Eichmann n’est pas un intellectuel, il n’a pas fait d’études universitaires, mais c’est un excellent haut fonctionnaire, quelqu’un qui va jusqu’au bout de la tâche qu’on lui a assignée, avec sérieux et méthodologie. Il va ainsi faire des miracles au Centre de recherches sur la question juive.
Sa spécialité ? L’émigration. Figurez-vous qu’à l’époque les nazis n’avaient pas encore envisagé la Solution finale. En revanche, ils avaient une idée fixe : se débarrasser des Juifs installés en Allemagne. Eichmann est donc chargé d’organiser le départ de tous les Juifs du Reich. Il va lire énormément, tout ce qui lui passe sous la main et qui a trait à la question juive : des historiens, des auteurs classiques, des études savantes sur le judaïsme. Il rencontre beaucoup de monde : des rabbins, des chefs de communautés, des érudits. Si bien qu’il devient très rapidement le spécialiste de la question juive. En 1937, il part pour la Palestine avec pour mission d’organiser le transfert des Juifs allemands. Il passe par Haïfa et Jérusalem, mais il n’y reste que quelques heures. C’est au Caire, où il séjourne une dizaine de jours, qu’il va négocier avec des responsables sionistes. L’idée d’Eichmann est simple : les nazis laissent partir les Juifs mais à deux conditions. D’abord, tous leurs biens seront saisis par le Reich ; ensuite, ils devront payer eux-mêmes leur voyage.
» Les sionistes refusent : ils ont certes besoin de monde pour peupler la Palestine, mais ils manquent cruellement d’argent. Les négociations échouent.
— On ne peut pas s’empêcher de se demander ce qui serait advenu si elles avaient abouti !
— On peut en effet se poser la question, même si la réponse est impossible à donner. En tout cas, Eichmann met à profit toutes ces années pour parfaire sa connaissance du peuple juif. C’est probablement à ce moment-là qu’il apprend l’hébreu.
— Eichmann parlait hébreu ?
— Vous
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