Le Code d'Esther
C’est écrit noir sur blanc. J’en parle à Régine.
« Les rabbins… mais aussi les femmes et les enfants, complète mon amie. C’est-à-dire les responsables de la transmission. Les nazis avaient compris que, si l’on coupait le judaïsme de ses racines, il disparaîtrait. Voilà pourquoi ils ont tout tenté pour y parvenir. Laisse-moi te raconter une histoire troublante qui résume tout notre propos. Je ne l’ai pas vécue. C’est un ami psy qui me l’a confiée. Il y a quelques années, il est parti en vacances en Scandinavie. Il voulait s’approcher au plus près du cercle polaire, là où le soleil ne se couche jamais pendant trois mois. Il est ainsi parvenu à Tromsø, en Norvège, l’une des villes les plus septentrionales au monde. Température moyenne annuelle : 3 °C, et l’obscurité la plus totale pendant les mois d’hiver. Tu imagines… Un jour, il se promène dans la ville, et au beau milieu de la Grand-Place il tombe sur un monolithe, un énorme bloc de pierre qui se dresse vers le ciel, accompagné d’une stèle et d’une inscription en anglais. Il apprend qu’en 1942 trois familles juives vivaient à Tromsø, composées de seize adultes et d’une petite fille. D’où venaient-ils ? Étaient-ils en fuite d’Europe de l’Est ? Pensaient-ils avoir trouvé, près du cercle polaire, un asile dans lequel ils pourraient attendre la fin de la guerre ? La stèle ne le précisait pas. Les nazis ont appris l’existence de ces trois familles. Ils n’ont pas hésité à détourner un train sur plusieurs milliers de kilomètres pour venir chercher ces Juifs du cercle polaire. Ils ont tous fini à Auschwitz. »
Elle se tait un long moment, accablée par l’histoire qu’elle vient de me raconter. Puis elle reprend à voix basse :
« Les nazis pensaient que ces gens-là pouvaient faire renaître le peuple juif. Ils se sont dit que, s’ils parvenaient à tuer tous les Juifs de la Terre, il resterait toujours, près du cercle polaire, une branche de l’arbre qui donnerait de nouvelles pousses. Et qu’il faudrait tout recommencer. Voilà pourquoi ils ont détourné un train et qu’ils les ont conduits dans un camp d’extermination. »
En quittant mon amie, je ne peux m’empêcher de penser à une petite fille que je ne connais pas.
8 . Primo Levi, Si c’est un homme (Pocket).
Et si…
L e printemps s’est installé sur Paris. Depuis la fin de notre enquête, j’entre de plus en plus souvent en contemplation devant les nuages qui courent dans le ciel, comme lorsque j’étais enfant et que j’essayais de leur imaginer une ressemblance avec des objets de la vie quotidienne. Cette attitude me trouble et m’inquiète, mais, en même temps, je sens qu’elle m’est nécessaire. En classe de terminale, on nous avait appris que la philosophie se divisait en deux domaines : celui de la connaissance et celui de l’action. Et, de façon évidente, il m’avait toujours semblé qu’il fallait d’abord connaître avant d’agir. Je crois que, dans cette histoire, j’ai fait complètement fausse route. Je suis allé en Allemagne, en Israël, en Suisse, j’ai interrogé un nombre incalculable de gens, j’ai consulté des centaines de dossiers, lu une bonne vingtaine de livres, pris des avions, des trains et des voitures… pour en arriver là, aujourd’hui, avec une interrogation fondamentale, sur laquelle j’aurais peut-être dû m’arrêter un long moment avant de m’engager dans cette aventure. Elle est née, cette question, au milieu des ouvrages savants posés sur la table du Professeur, à Jérusalem, alors que celui-ci nous expliquait sa démarche. Elle a grandi au cours de mes échanges avec les historiens et s’est développée lors de ma visite à Landsberg, dans ce qu’il reste aujourd’hui du camp de concentration attenant à la ville.
Cette question, la voici : si quelqu’un avait pu percer le mystère du Livre d’Esther avant la guerre, avant la Shoah, le cours des choses aurait-il pu être changé ?
Pour y répondre, je les ai tous convoqués, tous mes interlocuteurs : érudits, croyants ou non-croyants, spécialistes de cette période ou psychanalystes. Ils sont tous là dans mon précieux carnet de moleskine noire où j’ai scrupuleusement consigné toutes leurs réponses, mais aussi mes impressions et mes doutes. J’entends déjà leurs voix qui ne demandent qu’à sortir de ces feuillets blancs à petits carreaux,
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