Le Code d'Esther
moment le privilège de côtoyer le premier cercle autour de Hitler. On ne le boycotte pas, mais on l’évite : il ne fait pas partie de la caste intellectuelle et aristocratique dont sont issus ses codétenus. Avec Gilbert, au contraire, il se sent à l’aise : le psychologue l’écoute et le prend au sérieux. Et même lorsque ce dernier lui aura révélé sa religion, Streicher n’en prendra pas ombrage, lui avouant que depuis le début il l’avait « senti », surtout au son de sa voix – « typiquement juive ». Au fil des entretiens, il lui confiera qu’il a étudié le Talmud pendant vingt-cinq ans, que personne d’autre que lui ne connaît aussi bien ce livre et qu’il était abonné avant-guerre aux Israelitisches Wochenblatt , un hebdomadaire juif paraissant en Suisse. « N’est-il pas diabolique, explique-t-il à Gustave Gilbert, que Dieu, comme l’indique le Talmud, ait dit aux Juifs : “Vous devez être circoncis et vous ne devez avoir des enfants qu’avec des femmes juives” ? C’est de cette manière que les Juifs ont gardé la pureté de leur race et ont survécu pendant des siècles. Le problème, c’est que nous aussi, les Aryens, avons la pureté de notre race à conserver et qu’il n’y a pas de place pour deux. » Le psychologue américain note ainsi que Streicher paraît obsédé par la question de la circoncision. Il la brandit à tout moment de la conversation pour s’en émerveiller. En fait, écrit le psychologue américain, Julius Streicher représente un concentré parfait de toutes les tendances antisémites de l’époque, toutes ces théories de la race qui plongent peu à peu leurs racines dans la biologie, la psychologie ou la médecine. D’où une répulsion viscérale à l’égard des Juifs qui se conjugue, paradoxalement, avec une admiration sans bornes pour ce peuple venu de la nuit des temps, toujours debout malgré les massacres et les pogroms : « J’ai toujours dit et répété, déclare Streicher devant la Cour internationale de Nuremberg, que nous devions prendre la race juive, le peuple juif, pour modèle. J’ai toujours répété que les Juifs devaient être considérés comme un modèle pour les autres races. Par leurs lois, par la circoncision, ils ont su se protéger et subsister alors que toutes les autres civilisations étaient anéanties. »
Ce mélange détonant de convictions scientifiques à l’emporte-pièce, de tendances idéologiques allant jusqu’à l’incitation au meurtre de masse et de connaissances approfondies de la culture juive finira par le mener à la mort. Peut-on en conclure que le Livre d’Esther ait fait partie de ses lectures ? C’est probable. Je vois bien ce que cette hypothèse entraînerait, mais je dois avouer en toute humilité que personne n’en sait rien. La seule certitude est qu’il connaissait la fête de Pourim et sa signification première : une manifestation de joie pour les Juifs sauvés d’une mort certaine.
D’autre part, il est avéré, par les circonstances de son arrestation, qu’il parlait yiddish. Voilà quelque chose d’assez surprenant pour un dignitaire nazi. Cela sous-entend qu’il l’a appris, qu’il a passé des heures à s’échiner sur la grammaire et le vocabulaire de cette langue issue du haut allemand mais avec des apports d’hébreu et de slave. S’est-il fait aider dans cet apprentissage ? Quelqu’un lui a-t-il enseigné le yiddish, aujourd’hui en voie de disparition ? Ou bien s’enfermait-il dans son cabinet de travail, seul, la nuit venue, pour s’initier en secret à la langue de tous ces Juifs d’Europe de l’Est qu’il allait contribuer, par sa propagande, à envoyer à la mort ? On ne le sait pas. Mais les faits sont têtus : il parlait yiddish. Pourquoi ? Pour quelles raisons s’est-il lancé dans cette formation ? Là encore, les réponses n’existent pas.
J’ai tracé sur ma feuille deux colonnes : l’une concerne les faits avérés, l’autre les questions qu’ils suscitent. Il est temps pour moi de séparer ce que savait Streicher de ce qu’il aurait pu savoir. Loin de tout sentimentalisme, la conclusion s’impose : cet homme connaissait parfaitement l’histoire du peuple juif, sa religion et sa culture – il avait tout appris ou presque sur ses victimes, pour mieux les confondre, mais pas seulement. On peut raisonnablement imaginer qu’il a pris du plaisir à les étudier, au point d’en apprendre
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