Le Code d'Esther
quitte mon compartiment que l’idée me traverse l’esprit. Une idée monstrueuse que j’ai du mal à formuler mais qui s’impose à moi avec un entêtement et un naturel désarmants : Streicher savait-il ? Connaissait-il le mystère qui a toujours entouré le Livre d’Esther ? Avait-il réussi à percer le code ?
Le simple fait de formuler ces questions me fait l’effet d’un choc électrique. Voilà que je commence à transpirer, mesurant l’énormité de mon interrogation. Il me faut convoquer de toute urgence mes armes traditionnelles, les faits, la logique, la force de l’analyse, et me garder de toute interprétation.
J’ai abandonné l’idée d’un café. Voilà un moment que le train a laissé derrière lui les verts pâturages de la Suisse avec les Alpes en toile de fond, véritables paysages de carte postale. Nous ne sommes pas loin de Dijon, la nuit tombe à présent et je crois deviner à travers la vitre les vignobles du Beaujolais qui défilent à toute vitesse. Je répète, comme une litanie, des injonctions qui me sont destinées : revenir aux fondamentaux et refuser le glissement vers le mystique, confronter les faits au réel et repousser la tentation du religieux. Pour livrer ce combat, je ne dispose que d’une feuille de papier que je place devant moi, et d’un crayon prêt à former des mots, petites pièces d’un puzzle gigantesque que je dois reconstituer à l’aveugle.
D’abord les faits : on sait qu’entre 1933 et 1939, date de sa déchéance, Streicher a amassé une fortune considérable en confisquant des biens appartenant aux Juifs de Bavière. Des biens et des documents – les historiens sont unanimes sur ce point – directement issus de la tradition juive, comme des livres de prière, de vieilles Meguila et sans doute aussi, sans que l’on en ait la certitude, des rouleaux de la Torah. Au déclenchement de la guerre, il se vantait de posséder la plus grande bibliothèque juive du pays. Du reste, ses interrogatoires du procès de Nuremberg attestent de sa connaissance profonde de la religion juive. Pour s’en convaincre, il faut se reporter aux écrits d’un psychologue américain, descente aux enfers vertigineuse sur la personnalité des accusés de Nuremberg.
Gustave M. Gilbert, c’est son nom, naît en 1911 dans l’État de New York de parents juifs émigrés d’Autriche à la fin du xix e siècle. Alors que la guerre éclate en Europe, en 1939, il obtient son doctorat en psychologie de l’université Columbia. Il entre dans l’armée et occupe très rapidement la charge de psychologue militaire avec le grade de premier lieutenant. Grâce à sa connaissance de la langue allemande, il est envoyé sur le Vieux Continent comme officier de renseignements. C’est ainsi qu’en 1945 il se retrouve à Nuremberg parmi l’équipe de traducteurs officiant pour le compte du Tribunal militaire international. Dès l’ouverture du procès, il comprend qu’il a devant lui un extraordinaire matériau d’études : des hommes à l’allure parfaitement normale accusés des pires crimes que l’humanité ait jamais engendrés. Il parvient à convaincre le colonel Burton C. Andrus, commandant la prison de Nuremberg, de l’importance de son projet et se retrouve quelques semaines plus tard psychologue officiel des dignitaires nazis accusés de crimes de guerre. Sans doute par peur de compromettre sa tâche, il passe sous silence le fait qu’il est juif. Et l’inimaginable se produit : un psychologue juif américain devient au fil des mois le confident de Hermann Göring, Rudolf Hess, Joachim von Ribbentrop… et Julius Streicher ! Chaque jour, il se rend dans leurs cellules et entame avec eux un dialogue qui ne prendra fin que la veille de leur exécution, tissant des liens avec des prisonniers trop heureux de trouver en Gustave Gilbert une écoute attentive dénuée de tout jugement de valeur. Quelques mois après le début de ces séances très particulières de psychothérapie, et parce qu’il se sent de plus en plus mal à l’aise avec son secret, il décide de dévoiler son origine juive. Un certain nombre de ses patients se détournent alors de lui. Pas Julius Streicher.
L’ancien patron tout-puissant de la Bavière prend plaisir à ces rencontres régulières – il faut dire que les autres prisonniers l’évitent systématiquement, refusant de frayer avec un vulgaire paysan à qui seul son antisémitisme virulent a valu un
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