Le Code d'Esther
les Juifs n’avaient pas le droit de posséder des terres jusqu’au xix e siècle, que seuls quelques métiers précis leur étaient réservés, que, pogroms après massacres, ils étaient obligés d’émigrer, de se déplacer vers d’autres pays plus tolérants – d’où la figure du “Juif errant” – et que, assez rapidement, ils en étaient venus à trouver une solution pratique à leur quête incessante d’une contrée non ennemie où ils pourraient vivre en toute tranquillité.
» “Laquelle ? me lança l’un des convives, passionné par cette traversée sauvage (et approximative) des siècles que je leur proposais, alors que la tarte aux pommes apparaissait sur la table.
» – Il fallait que leur fonds de commerce soit aisément transportable. Mieux : qu’il ne prenne pas de place, qu’il ne soit pas à vendre (un stock aurait pu les retarder dans leurs déplacements), qu’il voyage avec eux sans qu’ils aient à craindre les voleurs ou les bandits de grands chemins. Qu’il puisse faire partie intégrante d’eux-mêmes. Qu’il tienne… dans leur cerveau. Leur fonds de commerce, c’était le savoir, la connaissance, la sensibilité. Et quelles sont les deux disciplines auxquelles s’appliquent parfaitement ces principes ? La médecine et la musique ! Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, on trouve beaucoup de Juifs médecins, violonistes, pianistes ou analystes.”
» Je triomphais. Ma démonstration les avait enthousiasmés. Enfin, ils comprenaient ! Jusqu’à ce que l’un d’entre eux me pose une question :
» “Et… par simple curiosité… Que font tes enfants ?”
» Avant même de répondre, je crus défaillir. L’histoire et l’inconscient collectif de tout un peuple me rattrapaient. La tête me tournait devant cette avalanche de pratiques, de rites ou de traditions qui se déversait en vrac. J’avais reproduit instinctivement, au sein de ma propre famille, un schéma vieux de plusieurs millénaires. Je finis par balbutier :
» “L’aîné est musicien, et le cadet, psychanalyste.” »
« C’est sans doute ce que l’on appelle les “transferts héréditaires”. Revenons à toi Yohan… Aujourd’hui, dans quel état sors-tu de cette aventure ?
— Je suis en paix avec moi-même. D’abord, le livre existe, et à lui seul il justifie ce que j’ai pu endurer… Je vais t’avouer quelque chose : cela remonte à mon adolescence, alors que j’étudiais au lycée l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Un événement m’avait profondément marqué : la “Nuit de cristal”, avec ces photos où l’on voit les nazis brûler des milliers de livres dans des autodafés gigantesques. Je me souviens d’avoir pensé à ce moment-là, de manière instinctive et sans doute naïve, qu’un jour je remplacerais tous ces ouvrages qui partaient en fumée. C’est idiot, n’est-ce pas ? Eh bien, aujourd’hui, j’ai le sentiment de tenir une partie de cette promesse et d’accomplir le devoir de mémoire qui incombe à chacun.
» Mais il n’y a pas que ça : aujourd’hui, en écrivant ce livre, tu as réparé quatre ans d’humiliations, de souffrances et de doutes. Je respire mieux, je n’ai plus cette boule d’angoisse dans le ventre que j’ai traînée en moi tout ce temps. D’ailleurs, je ne fais plus de cauchemars !
— Et ta foi ? Tu t’es rapproché de l’idée de Dieu ?
— Ma foi est plus évidente. Pas plus forte. Un moment, pendant les années de galère, j’ai cru que Dieu me faisait la tête, qu’Il s’était détourné de moi. Aujourd’hui, je sais qu’il fallait que je fasse ma part de chemin avant de toucher au but ! Et c’est au code d’Esther que je le dois…
— Là, je te rejoins ! Cela fait quelques jours que l’idée me trotte dans la tête, et j’ai enfin réussi à la formuler : dans tout parcours initiatique, ce sont les épreuves qui sont plus importantes que le but poursuivi. Je crois que, moi aussi, j’ai changé…
— Quoi ? Tu vas te laisser pousser les papillotes ? [rires]
— Non, rassure-toi… J’ai beaucoup pensé à la rencontre que nous avons faite au Kotel, à Jérusalem, avec cet ancien soldat de la guerre du Kippour. Je crois que je pourrais dire la même chose que lui : je ne suis pas devenu religieux, mais je dois reconnaître que je n’appréhende pas les choses de la même manière. C’est difficile à expliquer, d’autant que ce
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