Le Code d'Esther
réclamant la parole afin d’apporter leur réponse à ma question.
Voici d’abord le Rav Bloch qui s’avance, la tête couverte de son grand chapeau noir, la barbe broussailleuse, son sourire bienveillant et le ton pédagogue : « Rien n’aurait pu être évité ! Ou alors il aurait fallu que tous les Juifs reprennent le chemin de la synagogue et se rapprochent de la Torah. Voilà des siècles que nos érudits mettaient le monde en garde contre les menaces que recelait la Meguila . Germania et les 300 têtes couronnées, les commentaires du Gaon de Vilna, tous se rejoignaient pour prédire le danger. Ils n’ont été entendus par personne – peut-être parce que les horreurs qu’ils pressentaient faisaient trop peur… Peut-être parce qu’on pensait que ces menaces émanaient de vieux rabbins qui n’avaient plus toute leur tête. C’étaient des élucubrations dignes de religieux qui ne vivaient pas avec leur époque… Non, le code d’Esther n’aurait rien changé ! »
C’est au tour de Mordechay Neugroschel de prendre la parole, les yeux toujours pétillants derrière ses lunettes cerclées d’or : « Cette question, je me la suis longtemps posée dans la solitude de mes calculs. Ma réponse est sans appel : non, rien n’aurait pu empêcher la Shoah. Il faut quand même penser que cette barbarie n’a pas lieu n’importe où. Nous sommes à la fin du xix e siècle et au début du xx e siècle dans l’Allemagne des Lumières, dans un pays qui rassemble les esprits les plus brillants de leur temps. On y parle de liberté, de droits de l’homme, on y découvre la psychanalyse, le marxisme, la physique quantique et la théorie de la relativité, la science fait des progrès spectaculaires – je parle de Zweig, de Freud, d’Einstein ou de Marx : tous des Juifs, je sais, mais justement, ils participent par leurs découvertes à l’essor de l’humanité. Et vous voudriez que l’on puisse croire des oracles annonçant que ce pays-là, ces Lumières-là vont accoucher de la barbarie la plus absolue depuis la nuit des temps ? Non, ce n’était tout simplement pas i-ma-gi-na-ble ! »
« Mais de quelles Lumières parlez-vous ? s’indigne Georges Bensoussan, l’historien, ses cheveux poivre et sel en bataille, le corps massif contrastant avec sa voix douce. Celles de Kant, qui décrit les Juifs comme des vampires de la société ? Celles de Schopenhauer, qui pense que Dieu a donné aux Juifs une odeur spécifique qui les rend reconnaissables partout, le foetor judaicus – la “puanteur juive” ? Ou encore celles de Proudhon, qui accuse les Juifs d’être les ennemis du genre humain et prône qu’on les envoie en Asie ou qu’on les extermine ? Et je ne veux même pas citer Hegel ou Heidegger ! Non, l’antisémitisme allemand vient de loin, du Moyen Âge, au cours duquel les Juifs étaient considérés comme des âmes maléfiques, des suppôts du diable. Ils personnifiaient l’Antéchrist, on les voyait comme des animaux à visage humain, jusqu’à ce qu’ils deviennent au début du xx e siècle le symbole d’une modernité haïssable, avec ses mœurs dissolues et son argent vite gagné, face au rêve d’une Allemagne pastorale et romantique. Que la Seconde Guerre mondiale aille chercher ses racines dans les clauses de l’armistice de 1914-1918, ressenti comme une humiliation par les Allemands, il n’y a pas de doute ! Mais pas l’antisémitisme. Il était présent dans toutes les couches de la société allemande depuis un bon millier d’années ! Songez qu’au début du siècle il y avait pas moins de 450 publications à caractère antisémite pour la seule Allemagne. Non, la Shoah est un aboutissement, pas une anomalie… Et vous savez quoi ? À cette époque, le monde avait entre les mains quelque chose de beaucoup plus fort que le Livre d’Esther : Mein Kampf ! Il y avait tout, dans ce livre. Hitler annonçait tout ce qu’il accomplirait sitôt arrivé au pouvoir. Et qu’a-t-on fait ? Rien ! Et le pire, c’est qu’en tant qu’homme et historien je ne suis pas persuadé que la leçon ait été retenue. »
Voici enfin le Rav Chaya, le « sachant », comme il aime à se présenter, dans son bureau baigné de lumière, un ordinateur et la Torah sous la main, et le tombeau du prophète Samuel à portée de vue. « Qui peut répondre à cette question ? “Et si… ?” Lorsque j’ose m’interroger sur la Shoah, j’ai le
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