Le Coeur de la Croix
cogues de son convoi et les nefs qui les escortaient.
L’équipage murmurait, on tenait sur son passage des propos qui l’eussent jadis
mis en fureur. Il ne disait rien. Il n’entendait pas.
Il réfléchissait. Cette femme, prénommée Fenicia, ne parlait
pas beaucoup, ne montrait guère sa peine.
Parfois, un soupir lui échappait. C’était quand, la main sur
le bastingage, le regard porté vers la Palestine, à la tombée du soir, elle
pensait à tout ce qu’elle ne reverrait jamais, et qui sans doute n’existait
déjà plus.
Tant de courage, d’abnégation, charmèrent Chefalitione, qui,
lui, aimait à se comparer aux tempêtes qui pour un oui ou pour un non se
déchaînent et ravagent tout sur leur passage. Cette femme était l’accalmie dont
il avait besoin. Mais l’épouse attentive qu’avait jadis été Fenicia s’était
endormie, ne laissant d’éveillée que la mère de Josias. Chefalitione avait bien
l’intention de ressusciter des sentiments plus égoïstes chez Fenicia. Il lui
fit la cour pendant plusieurs jours, lui parlant de ses palais de Venise, mais
aussi de la douceur de ses futures terres de Provence. Il essayait de la
distraire, de lui montrer que le bonheur était possible sous d’autres cieux,
et, tant qu’à faire, avec lui. Fenicia l’écoutait. Mais, quand il se mettait à
genoux pour lui demander : « Ai-je une chance de pouvoir être un jour
aimé de vous ? », si elle ne disait pas non, elle ne disait pas oui
non plus. Et Chefalitione se désespérait. Il avait l’impression d’être un
chevalier parti à l’assaut du château de la Belle au bois dormant, château dont
les tours s’appelaient Silence et les remparts Indifférence. Alors, à bout de
mots, à court d’idées, il s’enferma dans sa cabine et ne reparut plus sur le
pont durant plusieurs jours d’affilée. Il maugréait.
Un matin, il eut le plaisir de voir entrer Josias, un livre
à la main : Le Roi Marc et Yseut la Blonde.
— L’avez-vous lu ? demanda Josias.
— Non, de quoi parle-t-il ?
— De l’amour au sein du mariage… Du bonheur d’être
fidèle… Ma mère vous l’envoie.
— Je comprends. Je n’ai donc aucune chance…
— Au contraire, votre conversation lui manque. Lisez
cet ouvrage, puis allez la trouver. Elle vous attend.
— Merci !
Le capitaine baisa l’anneau de Josias, et l’appela Monseigneur,
titre auquel le jeune archevêque avait droit mais que Chefalitione n’avait pas
voulu jusque-là lui donner. Quelques jours plus tard, Fenicia et le capitaine
Chefalitione se promenèrent sur le pont de La Stella. Chefalitione était
plein de prévenance. Il avait lu l’histoire du Roi Marc et d’Yseut la
Blonde, et savait désormais qu’en amour le silence suffit. Il n’y a qu’à
laisser parler les yeux.
Un soir, cependant, comme une brise soufflait sur le pont et
faisait danser les cheveux de Fenicia sous le visage de Chefalitione, celui-ci
n’y tint plus. Il empoigna la chevelure de sa dame, et respira son parfum. Ému,
il desserra les poings, rendit aux cheveux noirs leur liberté, et croisa le
regard attendri de Fenicia. Il posa ses lèvres sur les doigts de son aimée,
remonta, phalange après phalange, vers le dos de la main, vers le poignet de
cette femme inouïe, dont il pressait le bras comme s’il eût été une corde jetée
à un naufragé. Le visage de Fenicia s’empourpra et Chefalitione sentit son âme
se mêler à celle de sa belle, s’y perdre, tel un flocon de neige tombé dans la
rivière. Il la dévisagea, regarda ses lèvres, ses joues, son front, ses yeux.
Il approcha son visage du sien. Ils s’embrassèrent, et il s’endormit dans ce
long et merveilleux baiser, faisant des rêves où il ne savait plus qui d’elle
ou de lui était elle, était lui.
L’archevêque de Tyr évitait de paraître en même temps que sa
mère et le capitaine. Cependant, vers la fin du voyage, il dîna un soir en leur
compagnie.
— Je désire m’entretenir avec Son Altesse
Guillaume II, dit Josias au milieu du repas.
— Mais sa cour est à Palerme, rétorqua Chefalitione,
pâlissant à l’idée de devoir entrer dans des eaux où les Vénitiens n’étaient
pas les bienvenus.
— Certes, répondit l’archevêque. Mais Guillaume II
a toujours été un fervent chrétien, préoccupé du sort du Saint-Sépulcre. Nous
pourrions le convaincre d’envoyer à Tyr un navire chargé de chevaliers, d’armes
et de vivres. Ces secours arriveraient
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