Le Coeur de la Croix
nombreuses blessures,
il le reconnut aussitôt : c’était Morgennes.
11.
« Un esclave croyant vaut
mieux qu’un homme libre et polythéiste, même si celui-ci vous plaît. »
(Le Coran, II, 221.)
La première intention de Massada fut de faire demi-tour.
Morgennes ne semblait pas l’avoir vu, aussi Massada tira-t-il sur les rênes de
Carabas ; en vain : l’animal refusait de bouger. Fémie s’emporta,
traitant son mari de tous les noms – insultes qu’il feignit de ne pas
entendre, parce qu’il ne savait y répondre.
Sous les regards amusés des badauds, le petit homme
descendit de la carriole et se dirigea, clopin-clopant, vers un coin du marché
où des forgerons frappaient sur des sabres pour leur donner vie. Les
« clang ! clang ! » des lourds marteaux ponctuaient les
invectives de Fémie d’autant de points d’exclamation chauffés au rouge, qui enfonçaient
chaque fois un peu plus la tête de Massada dans ses épaules. Enfin, quand il se
fut suffisamment éloigné, le petit Juif fit mine de s’intéresser à l’échoppe
d’un artisan qui fabriquait au tour des manches de dagues.
Pour se convaincre, autant que pour convaincre sa femme de
l’intérêt qu’il leur portait, Massada s’enquit auprès d’un apprenti du prix
d’une de ces lames, dont la réputation avait depuis longtemps dépassé les
frontières de l’Orient.
— Mauvais homme ! lança Fémie à son mari depuis
son siège. Yallah ! Abandonne ta femme au milieu du marché !
Massada fit la sourde oreille, et commença à marchander pour
se donner une contenance.
Soudain, la chienne poussa un jappement. Morgennes tourna la
tête :
Elle ! Que faisait-elle ici ? Était-ce la même ?
Morgennes regarda du côté de la carriole, et vit la femme assise à l’avant.
Elle était si grosse que des bourrelets de graisse lui
tombaient du cou pour pendre sur sa poitrine. On ne savait si sa tête et son
menton étaient anormalement bas, ou si ses épaules montaient exagérément haut.
On aurait cru voir un éléphant. Elle en avait le gabarit et les barrissements.
Ses emportements étaient autant de vociférations qui excitaient l’attention des
curieux. Elle aurait fait une vendeuse à la criée idéale, mais, hormis les
nombreux colifichets passés à son cou et les bagues à ses doigts, son étal
était vide. D’ailleurs, Morgennes se demanda ce qu’elle aurait pu vendre,
personne n’achetant de laideur. « Pauvre femme », pensa-t-il.
C’est alors que leurs regards se croisèrent.
Elle venait d’envoyer quelques nouvelles piques à son mari,
qui s’était éloigné en direction de colporteurs vantant leurs
marchandises : des pyramides de fleurs et d’épices. Massada contemplait
des bocaux de plantes carminatives, comme l’anis, le fenouil, la mélisse ou la
sauge, dont il se disait qu’elles calmeraient peut-être la diarrhée verbale de
sa femme.
Fémie ne quittait pas Morgennes des yeux. Cet homme la
fascinait, sans qu’elle sût dire pourquoi. Cependant, en voyant le bandeau qui
couvrait son œil droit, elle réprima un frisson à l’idée du trou tapi juste
derrière. Morgennes se tenait devant une quarantaine d’autres esclaves, en
piteux état. Les plus désespérés, pour ne pas guérir, arrachaient de leurs
plaies des pansements ensanglantés, découvrant des blessures purulentes, qui ne
cicatrisaient pas. De tous, Morgennes était le plus vigoureux, les autres ayant
du mal à rester debout. Beaucoup marmonnaient dans leur barbe des paroles
incompréhensibles, comme s’ils avaient perdu la raison.
— Il t’intéresse ? demanda à Fémie un Kurde aux
yeux jaunes. J’en ai plusieurs comme ça, ils ne sont pas chers… Mais il faut se
dépêcher, ce sont les derniers. Après, les prix vont remonter…
Le marchand, qui ne cessait de sourire et de tortiller ses
moustaches, ajouta :
— Je te le cède à dix dinars. C’est un ancien
Hospitalier converti à l’Islam. Une prise exceptionnelle.
— Il faut que je réfléchisse, dit Fémie, gênée. Je ne
peux rien faire sans mon mari.
— Ton mari ! s’esclaffa le Kurde, mais il est
loin ! Une femme dotée de ta force de caractère n’a pas besoin de son
mari…
— C’est vrai. Mais il faut quand même que je
réfléchisse.
En fait, son choix était déjà fait. Elle achèterait
Morgennes. Ce serait sa folie, son dernier bijou. Mais pas à ce prix. Elle voyait
une telle abondance d’esclaves autour d’elle
Weitere Kostenlose Bücher