Le combat des Reines
silence qu'il ne réclame pas Chapeleys, mais il semblait
s'intéresser surtout à son gobelet de vin. Guido s'essuya les mains, se
retourna et s'inclina. L'évêque le congédia d'un geste et nous sortîmes.
Cromwell et un
groupe d'archers nous raccompagnèrent et nous firent franchir la porte du Lion.
Le capitaine prit rapidement congé et nous nous dirigeâmes vers le quai.
L'après-midi tirait à sa fin. De grosses volutes de fumée malodorantes
montaient des tanneries voisines. Des contrôleurs de la marée se querellaient
avec des pêcheurs d'huîtres qui venaient de ramener leurs prises et attendaient
de vider leurs paniers sur le quai, mais les inspecteurs insistaient pour
vérifier que les huîtres étaient fraîches et n'étaient pas le reste de la
collecte de la veille. Les pêcheurs se défendaient avec véhémence.
Une file de
tombereaux des abattoirs déchargeaient aussi leur cargaison, de répugnants
quartiers d'animaux qu'on venait d'occire. Le sang coulait sur les pavés et les
bouchers devaient repousser une meute de chiens affamés et une foule de
mendiants qui rampaient pour attraper des bouts de viande. Quatre pirates du fleuve
étaient agenouillés au bord du quai, la corde au cou. Un assistant du shérif
énumérait à voix haute leurs crimes à l'intention des spectateurs pendant qu'un
frère de la Sainte-Croix, bénissant les forbans de sa main levée, passait
d'homme en homme pour les absoudre. J'entendis les mots ad æternam vitam — pour
la vie éternelle —, mots auxquels l'officier acquiesça de bon cœur. À
peine le frère se fut-il tu que le rougeaud exécuteur de la loi, d'un simple
coup de pied, expédia chaque condamné en bas du quai. L'eau n'était pas haute ;
les nœuds au cou des captifs se serrèrent soudain. Je perçus les halètements
étranglés et les gémissements pendant que l'assistant du shérif criait à la
ronde que les corps resteraient là le temps de trois marées et ne seraient, en
aucun cas, rendus avant pour être enterrés. Alors que nous repartions pour nous
frayer un chemin dans la cohue, une voix puissante retint notre attention.
Demontaigu s'arrêta et pivota sur ses talons.
— Hâtez-vous
si vous le voulez ! vociféra la voix. Écoutez, fils d'Ésaü, vilior est
humana caro quam pellis ovina — la chair de l'homme a moins de
valeur que la peau d'un mouton.
Un prêcheur vêtu
de haillons bigarrés s'avançait vers nous. De taille moyenne, il avait des
cheveux coupés court et un visage maigre bruni par le soleil. À ses côtés un
affreux claquedent, des planchettes de bois attachées aux genoux et une autre
dans chaque main, se traînait à quatre pattes, sa figure crasseuse cachée par
ses cheveux hirsutes et sales.
Le prêcheur fit
halte près de nous et désigna le mendiant.
— Voyez
dans quel état il est, et pourtant, quand un homme meurt, c'est pire encore :
son nez gèle, son visage devient tout blanc, ses nerfs et son cerveau se
brisent, son cœur se fend en deux. Repentez-vous donc ! Si ce n'est
aujourd'hui, alors que ce soit demain à l'heure des ténèbres. Allez à l'église
avec tous vos frères. Ne finissez pas pendus comme Judas ! Confessez vos
péchés !
L'homme
s'éloigna d'un pas vif, accompagné du mendiant qui martelait le sol de ses
patins. Guido grommela une plaisanterie et descendit sans plus attendre les
marches humides pour monter dans l'embarcation qui nous attendait.
— Ausel a
fait passer un message, chuchota Demontaigu.
Je lui lançai un
regard perplexe : je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire.
— Demain,
vers l'heure des vêpres, les frères se réuniront à la chapelle des Pendus.
Il ne voulut pas
en dire davantage. Nous nous empressâmes d'embarquer. On largua les amarres et
nous partîmes pour Westminster.
Le trajet se
passa sans incident. Maître Guido nous amusa en imitant Langton de façon si
intelligente et véridique que j'en oubliai presque Chapeleys. L'homme de
Langton étant clerc de la chancellerie, les gardes le laisseraient sans doute
entrer dans le palais. Il est certain que Westminster a changé ; il change
toujours et c'est bien là le problème. De nouveaux bâtiments, d'anciens
bâtiments, des ailes ajoutées ici ou là... Rien d'étonnant que le roi eût fait
édifier le manoir de Bourgogne, sa demeure particulière. Certains édifices du
palais dataient du Conquérant, voire d'avant. C'était une garenne de sombres
couloirs tortueux, d'escaliers extérieurs, de
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