Le Condottière
social qu'il animait -, pour masquer d'autres scènes où se jouaient les parties décisives? Mais lesquelles? Leiburg, Joan Finchett l'avait noté dans sa déposition, avait parlé d'empoignade mondiale, d'enjeux immenses. Peut-être Morandi n'était-il lui aussi qu'un simple rouage, une cellule parmi d'autres de ce corps immense, palpitant, celui du crime, du mal, de la violence, de la gangrène qui enlaçait l'humanité entière, l'enserrait de plus en plus fort, la contaminant, la corrompant. Un corps visqueux, insaisissable, sans tête, non pas une pieuvre, comme on disait de la Mafia, mais une sorte de méduse gélatineuse, que l'on touchait ou traversait sans d'abord s'en apercevoir - peut-être Balasso avait-il été dans ce cas - pour constater après coup que sa peau était couverte de pustules, ses yeux atteints, que l'infection gagnait? On cherchait cet animal qui se confondait avec l'eau, aussi transparent qu'elle, huileux, flasque; mais chaque cellule qui le composait était une tête et l'on pouvait ainsi le décapiter sans jamais atteindre un centre qui n'existait pas, qui était présent partout, peut-être même en chacun de nous.
Cocci avait été saisi par un sentiment d'impuissance. Il connaissait la fin de la partie et cependant il devait la jouer. Il se souvenait de ces discussions auxquelles Mario Grassi avait participé, dans les caves de la faculté des lettres de Bologne, quand certains étudiants, peut-être les plus exigeants ou les plus fous, expliquaient qu'on ne pouvait faire régner la justice qu'en extirpant de la société, en tuant - ils osaient employer le mot - ceux qui la pourrissaient.
Dès ce temps-là, Cocci avait pensé qu'ils s'illusionnaient. Il avait eu l'intuition qu'on ne saurait se débarrasser du mal en liquidant des hommes. Ils sont trop nombreux! avait-il dit un soir à Mario Grassi. Et ils avaient tous deux quitté ce groupe dont ils connaissaient chaque membre, identifiant parfois les visages de leurs camarades quand les journaux annonçaient la mort ou l'arrestation d'un terroriste. A présent, certains d'entre eux s'étaient « repentis ». Et la méduse proliférait. Et il fallait combattre Morandi. Et cela ne servirait à rien. Il fallait le vaincre, mais ce ne serait qu'un épisode d'une suite sans fin.
Pourtant, Cocci devait, voulait l'emporter. Sinon, quoi? Être comme Balasso, la nuque ployée? Vomir, trahir?
Cocci avait traversé la cour pavée du Palazzo Ducale et, comme d'habitude, au moment où il se présentait sous la poterne, le carabinier sortit du poste de garde et lui proposa une lampe, mais Cocci refusa et s'éloigna, laissant derrière lui cette lueur jaune qui se diluait, ne formant bientôt plus qu'un halo indistinct.
Après avoir marché quelques minutes dans le parc, Cocci se retourna. Chaque soir, la disparition du Palazzo Ducale l'étonnait. L'immense façade rose n'était plus qu'une imprécise région du brouillard, ponctuée çà et là de taches plus claires, et il lui semblait que la coque d'un grand paquebot allait surgir de la nuit.
Mais aucun navire ne s'avançait. Cette illusion, ce désir, cette attente n'étaient qu'un souvenir de son adolescence, une image qui l'avait hanté : le dernier film qu'il avait vu avec son père.
Cocci se mettait à marcher lentement, prudemment.
Il ne distinguait ni les arbres, ni les allées, et, au bout de quelques minutes, il ne disposait plus d'aucun repère, avançant sans savoir où il allait, sans laisser de traces, le brouillard se refermant sur lui.
Cependant, chaque soir, Cocci s'obstinait, persuadé qu'il n'allait plus se perdre. Il comptait ses pas, tournait à droite, puis à gauche, croyant reproduire le tracé de la veille qui l'avait conduit jusqu'au pont permettant d'accéder au centre ville. Et, tout à coup, il butait sur un muret délimitant une vaste pièce d'eau qu'on appelait le laghetto.
Une nuit, après un coup de vent inattendu, une bourrasque glacée, le brouillard s'était déchiré et, l'espace de quelques minutes — après, le vent avait cessé et le brouillard était revenu —, Cocci avait découvert ce laghetto qui n'était qu'un marécage où des poissons noirs déchiquetaient dans les remous, des ordures, parfois le corps d'un animal mort, rat ou oiseau. Ce soir-là, Cocci avait même vu un chat blanc qui allait à la dérive, le ventre gonflé.
Le jour de l'interrogatoire de Balasso, il n'y avait pas eu de coup de vent.
Mais, traversant le parc, Cocci
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