Le Condottière
tenait contre la cloison, le menton tremblant, les yeux fixes.
- C'est les Allemands, avait-il dit.
Sa voix était changée, rauque.
Il avait répété ces mots : « C'est les Allemands. »
Où était la longue baïonnette qu'il serrait dans son poing quand il était entré dans la villa?
- Sors! avait-il ordonné.
Il avait poussé le fils de Maria sur la terrasse, puis dans l'escalier. Il l'avait contraint à courir, l'insultant, le rudoyant quand le souffle lui manquait, qu'il tournait la tête, qu'il lui semblait entendre à nouveau ce hurlement.
Qui avait crié? Carlo Morandi ou bien Maria, la petite bonne, sa mère?
- Avance, cours! répétait Morandi. Sinon, ils nous tuent aussi!
Ils avaient retrouvé la place de Bellagio. Des hommes se tenaient agenouillés sous les arcades, à l'affût. Le side-car était toujours immobile au milieu de la chaussée.
Avec de grands gestes, on leur avait commandé de se mettre à l'abri.
Morandi avait lancé : « Ils sont partis, ils ont tué Maria, sa mère. »
Puis Carlo Morandi avait retrouvé sa voix déjà grave et déterminée, et, à la tête d'un groupe d'hommes, il s'était dirigé vers la Villa Bardi. Il parlait avec autorité : la villa paraissait vide, expliquait-il. Peut-être les Allemands avaient-ils aussi massacré la comtesse Italina Bardi, « ma grand-mère » ?
Les hommes s'étaient alors mis à l'appeler monsieur le comte.
Sauf l'un d'eux qui avait agrippé Carlo par l'épaule : « Et ta mère, Paola Morandi, où elle est? Si on la trouve, ta mère ou pas, on lui fait la peau à celle-là ! »
Morandi s'était dégagé, secouant les épaules : « Ma mère, c'est une putain », avait-il dit en se remettant à marcher.
Les hommes avaient baissé la tête et l'avaient suivi.
11.
LORSQUE des pêcheurs de Dongo avaient aperçu, flottant entre deux eaux, le manteau de fourrure que portait Paola Morandi, la mère de Carlo, à la fin d'avril 1945 - ce manteau que l'homme de la drague, dans son souvenir, imaginait de couleur rousse -, ils avaient d'abord cru qu'il s'agissait d'un corps de bête déchiqueté par les poissons de berge et de vase. Ils les avaient chassés à coups de rame, puis, avec des gaffes, ils avaient repêché le manteau, s'apercevant aussitôt que ce n'était qu'un vêtement lacéré, gorgé d'eau. Ils l'avaient déposé sur le talus qui dominait le rivage et, du bout du pied, ils l'avaient retourné, puis, avec l'une des gaffes, ils avaient déchiré les poches, découvrant un tube de rouge à lèvres et un étui à cigarettes doré marqué aux armes des Bardi : un poisson noir surmonté d'une tour.
Ils avaient regardé vers Bellagio, du côté de la Villa Bardi, car ils avaient pensé d'emblée à cette femme dont chaque homme, un jour, au bord du lac, avait parlé ou rêvé.
Naguère, quand elle passait à bord d'un voiture décapotable, roulant vite sur la route de Bellagio à Côme ou de Côme à Lugano, ils avaient fait des gestes obscènes ou bien avaient craché dans sa direction. C'était la putain, cette salope de Paola Morandi qui changeait d'homme, portait des bottes et des pantalons de cheval et allait, en chemisier et bras nus, une cigarette aux lèvres, s'asseoir à la terrasse d'un des cafés de Bellagio, défiant les carabiniers, contraignant les hommes attablés à baisser les yeux.
Que pouvaient-ils dire?
Elle était la fille de la comtesse Italina Bardi qui possédait la plupart des maisons de Bellagio, qui employait les filles comme domestiques et les garçons comme jardiniers ou hommes de peine.
Juste après l'arrivée de Mussolini au pouvoir, elle avait épousé, en 1922, Dino Morandi, le chef fasciste de Parme, qui avait maté l'insurrection de la ville, conquis les barricades, parcouru la campagne à la tête d'une colonne de camions chargés de squadristi qui s'en allaient faire régner l'ordre dans les villages. Ils s'étaient mariés à l'église de Bellagio; dans le parc de la Villa Bardi, sur la terrasse, plus de deux cents invités venus de Rome, de Parme, de Côme, de Bologne et de Milan s'étaient pressés. Paola n'avait alors que dix-neuf ans mais pas un homme, depuis qu'elle avait treize ans, n'avait osé lever les yeux sur elle de crainte de laisser voir ce qu'il pensait, son envie de la toucher, de poser les mains sur ces seins que, provocante, méprisante, elle laissait deviner sous ses chemisiers.
Elle montre son cul, marmonnait-on, et on avait la gorge sèche rien qu'à
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