Le Condottière
l'escalier, bras écartés, répétant : « Ils l'ont tué, ils l'ont tué ! »
Il n'avait eu aucun regret, mais il s'était mis à trembler, lâchant les rames qui avaient glissé le long de la coque sans qu'il cherchât à les rattraper. A quoi bon?
Il avait pensé se précipiter à l'eau, la bouche ouverte, pour que ce jour de sa vengeance, ce jour qui avait commencé dans la joie, fût aussi celui de sa propre mort.
Mais il avait eu peur de l'épaisseur noire, du temps qu'il lui faudrait pour avaler toute cette eau, jusqu'à devenir aussi lourd qu'un bloc de pierre. Il avait craint d'avoir en lui trop d'instinct de vie, de se débattre, d'être dévoré vivant par les poissons de vase.
Il s'était alors allongé, le visage dans l'eau saumâtre qui allait d'un bord à l'autre de l'embarcation au gré du roulis. Et les courants, le vent, les vagues l'avaient ainsi porté jusqu'au rivage, au sud de Dongo.
C'était le matin. Il s'était caché dans les massifs de lauriers, puis avait couru vers les hauteurs, vécu plusieurs jours à mi-pente, là où commence la forêt, allant d'une grotte à l'autre, couchant dans des maisons de bergers, ne dormant jamais sans que la peur revînt le harceler, le rouge du sang se répandant autour de lui en même temps que les cris de Morandi et de la comtesse Bardi.
On l'avait recueilli, malade, transi, famélique, allongé sur le bord du chemin avec, dans sa main, un oiseau mort.
Quand il avait rouvert les yeux, son premier geste avait été de lever son bras, de protéger son visage avec son coude, comme si on allait le frapper, alors qu'on ne songeait qu'à le laver et à le nourrir, puis à l'interroger.
Il avait été incapable de parler et on avait cru que ce qu'il avait vécu l'avait rendu idiot.
On avait pensé qu'il était l'un de ces gosses que les familles pourchassées, alors qu'elles marchaient vers la Suisse, perdaient ou bien abandonnaient dans la montagne alors que les rapaces aux aguets, fascistes ou allemands, fondaient sur elles et qu'elles s'égaillaient avant de s'agenouiller pour mourir.
Celui-là avait survécu. Certains l'avaient appelé Innomato, du nom du bateau qui depuis toujours faisait la traversée entre Dongo et Bellagio, mais d'autres lui avaient donné pour nom Angelo Trovato, et c'est ainsi qu'il fut connu au long de sa vie, manoeuvre, terrassier, charpentier, maçon, conducteur d'engin et bientôt de cette drague que l'on verrait cahoter le long des berges, sa main d'acier dressée au-dessus de la terre ou de l'eau.
Quelques vieux - mais même ceux-là commençaient à l'oublier - savaient encore qu'il avait été un enfant trouvé sur le chemin qui monte aux pâturages. Mais Trovato, c'était un nom idoine pour cet homme qui parlait peu, les lèvres presque toujours serrées.
Parfois, quand il se laissait aller à proférer des injures ou bien qu'il racontait, en quelques phrases, comment la drague avait glissé et qu'il avait bien cru couler avec elle dans le lac, il montrait ses dents, les lèvres retroussées, et on détournait la tête car à cet instant-là, avec ses chicots jaunes, son haleine forte aux relents de tabac, il avait une tête de poisson et sentait, disait-on, comme ceux de la berge, la pourriture.
On disait qu'il était sale et on ne l'avait jamais vu rasé de près. La peau toujours grise, il portait des vêtements informes, souvent tachés de boue. Il vivait seul, on ne lui connaissait ni femme, ni ami. A cause de son aspect, de son odeur aussi - « Il pue », murmurait-on -, de sa solitude, on le trouvait inquiétant, suspect.
Il cachait quelque chose, Angelo Trovato, une maladie ou bien une faute, pour se tenir ainsi à l'écart, pour coucher ainsi dans le hangar municipal, là où l'on remisait les barques sur des chevalets, les rames, les mâts, les cordages et les voiles. Quand il avait repêché la jeune fille morte, c'est là qu'on avait placé le cercueil, car le hangar servait aussi, quand il y avait des accidents - sur la route, l'été, ils étaient fréquents -, de morgue pour les morts inconnus.
Et nul ne s'était étonné que ce fût lui, Angelo Trovato, qui eût repêché la morte, agrippée avec les pinces de sa drague.
Il était celui auquel arrivaient ces choses-là.
Il avait accepté qu'on le juge ainsi.
On l'avait appelé Trovato et c'est lui qui avait trouvé la jeune morte, celle dont les cheveux étaient mêlés aux algues, dont le corps était à demi dévêtu et qu'il avait dû
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