Le Condottière
ce que nous faisons ! Tu es drôle, tu es vraiment bizarre. »
Elle aurait secoué la tête, elle l'aurait regardé avec commisération, mais, en même temps, il aurait deviné ce défi qu'elle lui lançait, cette provocation à aller plus loin s'il osait, mais il fallait qu'il ose, qu'il prenne le temps, qu'il franchisse les obstacles qu'elle allait dresser entre eux : « Je suis pressée, il faut que je me coiffe, que je revoie le cours... »
Il n'avait pas osé, il avait reculé devant le premier barrage, murmurant : « Oui, oui, nous parlons, mais... »
Peut-être aussi le téléphone avait-il sonné, Arnaud l'appelait de la rédaction ou bien c'était Joëlle qui faisait irruption dans la cuisine et disait d'une voix sèche: « Excusez-moi, est-ce que je peux m'approcher?» »
Ariane s'écartait d'un mouvement vif, quittait la cuisine. Et Jean-Luc savait qu'elle sortirait ainsi un jour de sa propre vie.
Il l'avait redouté durant des années mais c'était lui, pourtant, qui, comme s'il avait voulu mettre fin à son angoisse, l'avait en quelques minutes jetée dehors, elle et cet étudiant noir qu'elle avait accueilli. « Je m'en fous, je m'en fous, avait-il lancé, empêchant Ariane de s'expliquer. Je m'en fous ! Dehors, dehors tout de suite ! »
Il avait parlé comme on se tue sur un coup de désespoir, pour en finir avec la peur ou son obsession.
Ariane avait à peine seize ans, elle était revenue au bout de quelques jours, mais ni elle ni lui n'avaient évoqué ce qui s'était passé. Il n'avait pas osé la regarder. Il la sentait tendue, ou si passive - c'était pire - qu'il vivait déjà comme si elle n'était plus là, et sa présence ne changeait rien au manque qu'il ressentait, à sa disparition, puisqu'il ne pouvait plus la serrer contre lui comme autrefois, il y avait si longtemps, quand elle était cette petite fille qui lui montrait ses cahiers bien tenus, à l'écriture régulière, ou bien à qui il apprenait, sur une route de campagne, au bord d'un fleuve, à tenir en équilibre sur un vélo.
Il avait si bien anticipé son départ que lorsque, presque majeure, elle avait définitivement quitté l'appartement de la rue de Sèvres - pour aller où? -, son accablement, son désespoir ne l'avaient point surpris.
Il était châtié pour ce qu'il n'avait pas su vouloir, pour ce qu'il n'avait pu empêcher, pour la violence qu'il avait laissé s'exprimer lorsqu'il l'avait jetée dehors - c'était l'expression qu'il se répétait parce qu'elle le blessait -, ce dimanche où Joëlle et lui l'avaient découverte - mais voulait-elle se cacher? - en compagnie de cet étudiant noir, dans leur appartement, comme avait dit Joëlle.
Elle ne reviendrait plus. Il le savait.
- Mais, en fin de compte, tu prends ça très bien, avait constaté Joëlle. Je craignais le pire, tu faisais tant d'histoires, chaque fois que tu parlais d'elle. Mais je me trompais, tant mieux. On dirait même que ça t'arrange. Moi, je ne me suis jamais mêlée de vos relations : c'était tellement curieux, je n'étais rien pour elle, elle me le faisait comprendre, et toi aussi...
Le souvenir de ces propos dérisoires, comme une bouffée aigre, un relent nauséeux, lui était souvent revenu, cachant ce qu'il ressentait vraiment sous les commentaires et les bruits de voix.
Parfois, dans son bureau de Continental, après avoir terminé la rédaction de son éditorial, las, la tête vide, n'ayant pas encore demandé à sa secrétaire de lui passer à nouveau les communications, il cherchait à retrouver le visage d'Ariane, découvrant avec affolement qu'il n'y réussissait pas. Il voyait une silhouette quitter la cuisine, disparaître au bout de la rue de Sèvres, et il parvenait seulement à reconstituer la couleur de ses cheveux, sa démarche, ce coup de tête destiné à jeter ses mèches d'un côté de son visage. Mais c'était tout.
Lorsqu'il avait fait entrer pour la première fois Joan Finchett dans son bureau et qu'il avait vu cette jeune femme - bien qu'elle eût quelques années de plus, elle paraissait du même âge qu'Ariane -, il avait éprouvé un sentiment de joie, presque d'émerveillement, comme si, par quelque sortilège, on avait transformé Ariane tout en la laissant elle-même, en la parant de cette énergie, de ces mollets musclés, de cette volonté d'agir qu'elle n'avait pas ou qu'elle avait peut-être toujours dissimulée.
Il était obligé d'admettre que, puisqu'elle était partie, qu'elle avait laissé
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