Le Conseil des Troubles
n'y avait-il jamais songé en bientôt cinquante ans de règne ? Il tenta de chasser pareilles pensées, et y parvint un instant, conservant cependant un goût de mort sur les lèvres.
Derrière la vitre, il observa des arbres, des bosquets, de jeunes laquais courant sous la pluie : oui, tout cela lui survivrait et ce fait recelait quelque chose d'intolérable.
Le roi craignait Dieu, et chaque jour un peu plus que la veille. Que dirait-il à l'instant de comparaître devant son créateur ? Il avait pataugé dans le sang et ayant conscience de la chose, ses actions tendaient à en accroître toujours l'effet. Toujours davantage de guerres, davantage de sang, d'hommes mutilés. Des hommes jeunes, car on n'envoie pas les vieillards à la guerre.
Il se prit le menton au creux de la paume et réfléchit. Le sang de toute cette jeunesse de France et d'Europe, ces jeunes hommes moissonnés à plein bras par la mort, curieusement, lui donnaient le sentiment de prolonger sa propre existence. C'était ainsi. Comme un pacte avec la dame décharnée tenant sa longue faux sur l'épaule : « Prends ces jeunes vies et en échange, prolonge mon temps humain. »
Il soupira.
Après l'épouvantable guerre de la Ligue d'Augsbourg, qu'il entendait gagner quel qu'en fût le prix, il ne doutait pas de trouver motif à un nouveau conflit. Et encore un autre après celui-là. Jusqu'à la fin d'une vie qu'il pressentait longue 1 .
Il murmura :
— Quelle abjection, que ma vie ! Et combien je me fais horreur !
En cet instant, s'il n'avait été roi, il aurait volontiers fondu en larmes. Aucun homme ne supporte d'un coeur léger de découvrir la noirceur de son âme.
Il n'avait pas demandé, enfant, à devenir roi de France. Ni cet exorbitant pouvoir qu'il s'était peu à peu octroyé, devenant un monarque absolu, un Dieu vivant qu'on comparait au soleil. Mais les événements de la Fronde 2 l'avaient terrorisé, déclenchant cette terrible logique comparable à un cheval emballé : toujours davantage de pouvoirs, toujours plus de guerres pour asseoir son autorité face au reste du monde. Oui, décidément, le sang des autres, c'était le prix de sa durée.
Il ébaucha une grimace de dépit, mesurant qu'on n'arrête pas semblable engrenage, si ce n'est par la mort. Ou la capture.
Le froid, malgré un grand feu dans la cheminée, le pénétra jusqu'aux os mais s'il frissonna, ce fut moins pour cette raison qu'à la perspective d'être fait prisonnier.
Lui, qu'on nommait avec dévotion « le Roi Soleil » : capture-t-on l'astre brûlant?
Il haussa presque imperceptiblement les épaules.
Il n'empêche, l'idée s'ancrait en son imagination. Quelle horreur! Lui soumis, prisonnier, sans doute traité avec le plus grand respect et de nombreux égards mais tout de même contraint de ne pouvoir aller où bon lui semblait. Et les nuées de généraux des armées adverses qui le viendraient voir telle une bête curieuse ! Alors, devait-il cesser de se rendre aux armées 3 , cédant aux instances de Madame de Maintenon laquelle, à chacun de ses départs, faisait crise de larmes sur crise de larmes, lui envoyant chaque jour des lettres éplorées ? Hors de question !
Et puis il y avait cet homme étrange dont il ne se souvenait pas du nom...
C'était six mois plus tôt, lors du siège qui précéda la prise de Namur. Il avait plu pendant trois semaines, les routes du camp royal se trouvaient impraticables si bien qu'on ne pouvait amener de munitions pour l'artillerie, les chevaux dérapant sur la terre grasse et argileuse.
À désespérer.
Vint enfin un jour très ensoleillé, et c'est là qu'il le vit.
La terre gorgée d'eau fumait sous le soleil inattendu, si bien qu'il parut presque surgir du brouillard.
C'était un officier supérieur, un lieutenant-colonel de dragons, la trentaine, le visage dur. Il commandait un escadron d'une centaine de cavaliers, des dragons eux aussi.
Les cavaliers menaient leurs chevaux d'un trot rapide. Des hommes pressés, montant directement au front, tels des Spartiates, sans états d'âme.
Le lieutenant-colonel aperçut le roi, ôta son chapeau à plumes et salua avec élégance, mais sans ralentir un instant son cheval.
Derrière, la centaine d'hommes qui le suivaient, soldats et officiers, avaient vu le geste de leur colonel mais pas un ne tourna la tête vers le monarque. Ils regardaient droit devant eux, hallucinés et pareils à une meute de loups suivant aveuglément leur chef. Face à eux,
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