Le cri de l'oie blanche
c’était plus de linge à laver et
plus de chaudrons à frotter. Sa mère avait cassé son sourire si rapidement que
Blanche regarda dans son assiette pour voir si le sourire, en tombant, n’avait
pas fait voler la nourriture qui s’y trouvait. Sa mère s’était levée
brusquement en traînant son mouchoir et avait recommencé à éternuer.
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L’été avait chanté de plaisir malgré les deux
fausses notes de l’accordéon. Émilie se gonflait de sa maternité autant qu’elle
l’avait fait pendant ses grossesses. Elle n’en croyait ni ses yeux ni son
corps. Sa Rose avait dix-neuf ans. Dix-neuf ans ! Une femme, une vraie.
Mais Émilie était la seule à y croire, les autres regardant toujours Rose avec
leurs yeux et non avec leur cœur comme elle le faisait. Et Marie-Ange, qui
était si contente de son expérience de l’enseignement qu’elle irait à
Trois-Rivières pour étudier. Enfin, pensait Émilie, elle pouvait redonner à
Marie-Ange ce que la vie lui avait dérobé : la chance de s’instruire,
d’avoir un diplôme, une assurance contre l’imprévu. Presque femme elle aussi
avec les dix-sept ans qu’elle conduirait à Trois-Rivières. Mais combien
éveillée à son univers ! Comme Émilien. Comme Blanche aussi. Et Paul, qui
avait terriblement grandi. Qui avait une santé presque stable. Évidemment, il
avait fallu lui acheter des lunettes, mais cela lui donnait un air tellement
sérieux qu’elle en avait ri. Elle avait raconté à son fils qu’un des hommes
âgés du village avait eu besoin de lunettes et qu’un jour qu’il marchait sur le
trottoir il en avait vu une paire égarée. Il s’était penché, les avait ramassées
et les avait plantées sur son nez pour ne plus s’en séparer. Les gens lui
avaient dit que cela ne se faisait pas mais le vieux n’avait rien voulu
entendre, satisfait, avait-il dit, de ce qu’il voyait. Personne n’avait plus
osé discuter. Paul n’avait pas ri de cette histoire, trouvant bien misérable
une personne qui n’avait pas l’intelligence de comprendre le principe même du
verre correcteur. Elle n’avait plus parlé de l’anecdote, se demandant si elle
était davantage agacée par son ton hautain ou par le fait que lui connaissait
le principe du verre correcteur. Clément avait continué ses bagarres, regrettant
les jours où il était enfant unique avec une grand-mère, une tante et un oncle
qui le gâtaient. Parce qu’il était gâté. Parfois, il lui faisait penser à cette
élève qu’elle avait eue, la grosse Marie. Jeanne et Alice étaient fidèles à
elles-mêmes. Et Rolande… qui aurait bientôt quatre ans… Qui passait sagement
ses journées, faisant la navette entre sa classe et celle de Marie-Ange, tenant
toujours son ardoise, celle qu’elle et Ovila avaient reçue en cadeau de noces
de la petite Charlotte.
– Marie-Ange, je sors pour marcher.
Ses pas la conduisirent directement vers la
montée des Pointes. Elle fit le tour de l’école, osa même regarder à
l’intérieur par une fenêtre. Presque rien n’avait bougé. Les pupitres étaient
les mêmes. Elle monta sur la colline par le chemin qui, lui, était plus large.
Les paroles d’Ovila résonnèrent dans ses oreilles, portées probablement par le
vent des souvenirs. « Ma mère se meurt et tu me dis que tu dois aller
travailler. » À cause de ce que Clément lui avait raconté, elle pensa que
c’était maintenant que Félicité se mourait. La vie ne l’avait pas épargnée.
Pauvre Félicité, qui ne manquait jamais de la visiter quand elle venait à
Saint-Tite. Qui la regardait toujours comme si elle lui demandait de lui
pardonner de n’avoir pas su élever son fils au statut d’homme.
Émilie revint sur ses pas et prit le chemin
d’hiver. Elle regarda encore l’emplacement maintenant feuillu de l’ancienne
maison. La nature avait repris possession de ses terres. Émilie pressa le pas,
dans sa hâte d’entendre les rires et les cris de sa famille. C’était
probablement la dernière fois qu’elle aurait tous ses enfants sous un même
toit. La dernière fois qu’elle pourrait les contempler, heureuse du travail
qu’elle avait fait. Si seulement leur père avait pu les voir en ce moment. Il
aurait été chaviré de constater qu’ils avaient encore des enfants, certes, mais
que la majorité de leur progéniture ressemblait davantage à des adultes. Émilie
constata que la marche l’avait fatiguée. Sa respiration se faisait haletante.
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