Le cri de l'oie blanche
payer trois cordes de bois par année. Pas plus.
Va falloir que tu te débrouilles.
– Tu sais, Joachim, que trois cordes,
c’est même pas assez pour chauffer la classe pis mes locaux.
– Remarque que si tu voulais, peut-être
qu’on pourrait arranger ça d’une autre manière.
Elle aurait voulu se mordre. Dans sa rage,
elle n’avait pas compris ce qu’il avait voulu insinuer. Comme une godiche, elle
avait demandé comment. Maintenant, elle devait se laisser insulter.
– Émilie, ça commence à faire pas mal
d’années que ton « mari » est parti…
– Pour moi, ces années-là, c’est aussi
court que le temps entre le coucher pis le lever du soleil…
– Commence pas à me parler sur ce ton de
maîtresse d’école. Ça pognait peut-être avec ta guenille d’Ovila, mais
ça prend pas avec un homme. Presque quatre ans, Émilie, c’est long en maudit
pour un corps en santé. Pis rien qu’à te voir, on voit que le tien se porte
bien.
– As-tu des problèmes avec ta femme, Joachim ?
– Un corps, ça commande, Émilie. Surtout
quand dessus il y a une belle tête comme la tienne.
– Joachim, tu avais rien qu’à marier une
belle tête au lieu d’un pichou.
Joachim serra les mâchoires tellement fort
qu’Émilie crut entendre craquer ses dents. Il lui prit un bras qu’il commençait
à pincer douloureusement lorsque Ovide arriva. Joachim s’éloigna d’Émilie
rapidement. Ovide toussota en le regardant, essayant de lui faire savoir qu’il
avait compris ce qui s’était passé.
Émilie se plaça les cheveux et se dirigea vers
son beau-frère.
– Bien le bonsoir, Ovide. Je suis très,
très, très contente que tu arrives pour notre partie de cartes. Marie-Ange doit
t’attendre.
Elle se tourna vers Joachim, essayant
d’éteindre le feu de rage qui la consumait.
– C’est entendu, Joachim. Adeline va
avoir une belle classe propre quand elle va revenir. Pis pour ce qui est du
bois…
– Ça va être deux cordes, Émilie. Pas une
de plus.
– Deux cordes, Joachim.
Entre ses dents, elle grommela un
murmure : « Pour te pendre, Joachim Crête. Pour te pendre. »
Joachim monta dans sa voiture, l’air aussi
nonchalant que s’il venait d’en descendre. Émilie l’observait et elle le
détesta de façon tellement aiguë qu’elle dut se retenir pour ne pas cracher.
Ovide lui supportait un coude et elle sentit une pression qui l’exhortait au
calme. Joachim partit sans se retourner, aussitôt après avoir fait un sourire
de vainqueur à une Émilie troublée d’admettre qu’il l’était peut-être. Jamais
la violence ou la force n’avaient pu la faire bouger. Elles la paralysaient.
Dès que Joachim fut hors de vue, Ovide se
tourna vers Émilie. Il sortit un mouchoir de sa poche et le lui tendit. Émilie
s’essuya les yeux et se moucha bruyamment.
– C’est quoi, ça, deux cordes de
bois ?
– Rien de spécial. J’vas t’expliquer ça
une autre fois.
– Pis ? Est-ce qu’on joue aux
cartes ?
– Es-tu fou, toi ? Tu sais comme moi
que tu détestes les cartes.
– Pis Marie-Ange aussi.
Ils rirent nerveusement tous les deux. Ovide
regarda sa belle-sœur et, encore une fois, fut ému par son courage. Maintenant,
elle allait probablement devoir supporter les avances de Joachim Crête. Tout le
monde savait qu’il visitait les fancynes régulièrement. Mais les hommes
et surtout les femmes préféraient fermer les yeux. Les premiers parce qu’ils ne
pouvaient tous montrer patte blanche. Les secondes parce que avouer une telle
chose ressemblait à un échec.
– Est-ce que tu rentres pour un
thé ?
– Oui. Pis pour voir les enfants. C’est
bientôt la fin des vacances, ça fait que j’ai pensé…
Il ne termina pas sa phrase. Émilie savait ce
qu’il aurait voulu dire, mais pas plus qu’elle il n’en trouvait le courage.
***
Émilie reprit le train avec Rose. Cette fois,
elle la reconduisit jusqu’à la gare Viger, lui faisant confiance pour le reste
du trajet.
– Parle pas aux étrangers, Rose.
– Je comprends ce qu’ils disent, moman.
Maintenant je parle l ’anglais pas mal bien.
– Je sais, ma Rose. Mais parle p as aux étrangers. Dis-leur pas où tu vas.
Dis-leur pas ton nom. Dis même pas d’où tu viens.
Rose avait promis et était montée dans le
train, portant sa valise comme si elle en avait maintenant l’habitude. Elle
embrassa sa mère une dernière fois.
– Dites bonjour à tout le monde
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