Le cri de l'oie blanche
Était-ce
la marche ou le fait que son cœur se comprimait encore à la pensée
d’Ovila ? Elle ne chercha pas la réponse. Elle fronça plutôt les sourcils
parce qu’elle venait de voir la voiture de Joachim Crête s’immobiliser devant
son école.
– Ça fait trois fois que je viens pis tes
enfants me disent que tu marches. T’as du temps à perdre, Émilie.
– Je trouve qu’il y a rien de meilleur
que de prendre le bon air du soir pour se nettoyer de ses mauvais souvenirs,
Joachim.
– Tu parles d e
ton mari, évidemment.
– Non, Joachim. Je parle d e souvenirs qui remontent à plus loin.
La guerre entre elle et lui n’avait jamais
connu de trêve depuis vingt-cinq ans. Si seulement, à l’instar de son père et
d’Elzéar Veillette, ils avaient été des ennemis très chers, elle aurait pu
endurer sa présence. Mais il lui donnait la chair de poule. Tout en lui la
répugnait. Les femmes disaient qu’il était bel homme mais elle le trouvait affreux.
Avec sa démarche tellement lente et étudiée qu’il donnait l’impression d’avoir
les pieds collés au sol. Avec ses yeux bleu délavé qui ressemblaient à un ciel
sans éclat. Avec ses cheveux blonds épars, ternes et plats comme un champ mangé
par les sauterelles. Mais ce qu’elle ne pouvait vraiment pas supporter, c’était
son regard. Joachim regardait toutes les femmes comme si elles avaient été des
morceaux de viande à l’ étal du boucher. Le
pire, c’est que sa bouche voulait toujours laisser croire qu’il avait goûté de
ce mets.
Pour effacer ses pensées désagréables, elle
porta son attention sur le sol et les pierres qui s’y trouvaient. Elle ne put
s’empêcher de voir les bottes de Joachim et
retint une envie de rire. Comment faisait-il pour les briser de cette
manière ? Le bout était toujours pointé vers le haut. Elle les observait
encore, se demandant si, pieds nus, il avait les orteils plats ou tournés.
– Nous autres, les commissaires, on a eu
une plainte.
Il venait de sortir sa première arme. Quand il
voulait l’impressionner, il étalait toujours son titre pour être certain
qu’elle l’écouterait. Maintenant, il fallait qu’elle fasse comme toujours.
Qu’elle affiche un air repenti. Qu’elle feigne d’être complètement bouleversée
et qu’elle promette que « cela » ne se produirait plus. Ensuite, satisfait,
il partirait l’air content, heureux d’avoir l’impression de l’avoir rapetissée.
Il aimait tellement lui montrer qu’il était plus grand, plus fort et plus
puissant qu’elle. Mais elle n’avait pas le choix des armes. Il lui fallait
arrondir les coins si elle voulait continuer d’enseigner.
– Les gens disent qu’une école habitée
pendant l’été, ça coûte trop cher.
– C’est pas nouveau, Joachim. Je
l’entends, celle-là, depuis que j’ai recommencé à enseigner.
– J’ai pas fini !
Cette fois, il semblait nettement prendre son
titre de commissaire très au sérieux.
– Ça, c’est rien que le commencement. Les
gens disent aussi que tu brûles trop de bois.
– C’est que j’ai pas mal de monde à
nourrir. Surtout en été. Tu leur diras, aux gens, que je cuisine dans l’école
pis que je suis punie en même temps. Tu leur diras que j’ai pas de cuisine
d’été, moi.
– Commence pas à te plaindre. Au moins,
le monde du village te loge pas mal mieux que ton mari le fait.
Maintenant, il lui fallait absolument se
contrôler. Elle l’aurai t
giflé.
– Tu diras aux gens que je travaille pas
mal fort pis que j’ai l’impression de rien leur devoir.
– Moi, j’ai l’impression que si je leur
dis ça, tu vas te trouver dans la rue ça prendra pas goût de tinette.
– D’abord, dis aux gens que je les
remercie, à genoux, de leur bonté.
– C’est une autre affaire, ça, Émilie. Les
gens trouvent que tu vas pas à l’église assez souvent. Ils disent que pour une
maîtresse d’école tu es pas assez dévote. Ça donne pas le bon exemple.
– Tu diras aux gens que mes dévotions ça
regarde deux personnes. Le bon Dieu pis moi.
À chaque phrase, il s’approchait d’elle, la
coinçant contre la voiture. Il lui fallait se dégager. Quand il faisait ça, il
commençait à respirer fort, comme un jeune homme qui n’a pas encore connu de
femme. Elle le détestait.
– Ça fait que je suis venu pour
t’avertir…
– M’avertir ?
– Te dire, si tu préfères, que nous
autres, les commissaires, on va
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