Le crime de l'hôtel Saint-Florentin
d'horlogerie ?
— Et de musique ! De musique ! Vous avez reconnu l'air des Pagodes des Paladins de Rameau. Et ce n'est pas tout. L'artisan a d'autres cordes à son arc. Ce maître des arts, attaché à monseigneur le comte d'Artois et honoré de sa protection, se trouve être l'auteur de différentes méthodes pour écrire en chiffres. La principale ayant pour titre Unum toti uni totum fut mise, en 1769, sous les yeux du duc de Choiseul qui octroya à son auteur une gratification de six cents livres. Père de quatre enfants, il a aujourd'hui du mal à subsister et, en dépit de ma commande pour mes chères perruques, recherche à être employé.
— De quelle manière ?
— La plus intéressante pour nous. Il souhaite s'engager dans la construction d'un arcane stéganographique. Il s'agirait d'un bureau haut et profond de six pieds et large de trois, portant intérieurement un cylindre décagone actionné par un étrier de dix pédales. Sur différents cadres et sans y porter la main, il prétend pouvoir exécuter le chiffrement aussi rapidement et simplement que sur un seul tableau, avec plus de soixante mille variations, et cela, sans autres cadres que ceux attachés au cylindre. Vous voyez où je veux en venir.
Nicolas ne voyait rien du tout, mais il n'entendait pas troubler une aussi superbe humeur.
— Certes, monseigneur.
— Nous avons appris par le secrétaire du cardinal de Rohan, notre ambassadeur à Vienne, que nos chiffrements étaient éventés : l'abbé Georgel a arraché d'un délateur que Marie-Thérèse traversait nos messages depuis de longs mois, perçant ainsi nos combinaisons et les lisant à livre ouvert. Qui s'étonnera dès lors de son ostentatoire dégoût pour notre ambassadeur qui, soit dit en passant, n'a rien arrangé avec ses frasques ! Bref, je m'intéresse à cette machine et je souhaite de vous plusieurs choses. Enquêtez sur cet inventeur, qui se nomme Bourdier. Il ne manquerait plus que nous ayons affaire à un stipendié de l'étranger qui nous fabriquerait une machine dont le secret serait dans la main de nos ennemis. J'imagine vos scrupules, mais c'est un service que je vous demande. Et ce n'est pas le plus délicat de ce que j'attends de vous. Vous connaissez et la cour et la ville, et savez où nous en sommes. Je vous parle à cœur ouvert…
Nicolas frémit à cette précision.
— Sa Majesté, hélas, a des notions et du jugement, mais engoncés dans l'apathie du corps et de l'esprit. La matière est encore en globe ! Certes, le bon sens ne manque pas, encore qu'entravé par une paresse de conception et une gaucherie bien paralysantes. Un rien le laisse déconcerté et comme cabré devant les objections ou les difficultés. Par-dessus tout, la fermeté de caractère et la volonté, vertus cardinales, d'un souverain, lui font défaut absolument. Chacun de ceux qui s'en approchent s'en persuadent aisément. Bien sûr, les connaissances, du moins dans certains domaines, sont là…
— Il traite de beaucoup de choses avec intelligence et étendue de savoir, j'en fus le témoin, dit Nicolas.
— Cela est vrai, mais il y a toujours l'autre homme qui ne sait pas vouloir. Son frère Provence le dit plaisamment : « Berry ressemble à ces boules d'ivoire huilées qu'on ne peut pas retenir ensemble. » L'égoïsme et la dureté lui manquent cruellement. C'est un prince d'idylle et de conte moral ; ce n'est pas celui que les Français attendent…
Littéralement épouvanté par les propos de Sartine, Nicolas se rendit compte que la mort de Louis XV avait accéléré le temps. Ce jugement sans indulgence portait bien la marque du cynisme de Sartine, et ce trait de son ancien chef ne l'aurait pas surpris sur tout autre objet, mais pour le coup il s'agissait de leur jeune souverain. Il y avait de quoi être effaré.
Sartine continuait à pérorer comme s'il avait été seul. Il marchait maintenant de long en large.
— Dès son avènement, reprit-il, le roi a proclamé qu'on ne lui avait rien appris mais qu'il avait un peu lu l'histoire et que le malheur de cet État avait été les femmes légitimes et les maîtresses. Plût au ciel qu'il s'appliquât à lui-même ce précepte ! J'aime la reine, qui me protège. Toutefois, je crains pour elle et pour nous les retombées de son inexpérience. L'avenir s'obscurcit et je ne lui crois aucune des qualités nécessaires pour faire traverser à la dynastie des agitations possibles ou pour la restaurer au
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