Le Crime De Paragon Walk
Fanny, et l’avait trouvé pâle, mais suffisamment maître de lui, comme l’exigeaient
les circonstances. Ce dernier affirmait avoir passé toute la soirée en
compagnie d’une autre personne, qu’il refusait toutefois de nommer. Il laissa
entendre que c’était une question d’honneur que Pitt ne comprendrait pas, bien
qu’il eût la délicatesse de ne pas le formuler en ces termes. Pitt ne réussit
pas à en savoir davantage et, pour l’instant, décida d’en rester là. Si le
malheureux était en galante compagnie au moment même où sa promise subissait
les derniers outrages, ce n’était pas maintenant qu’il allait l’avouer.
Lord et Lady Dilbridge avaient eu du monde depuis sept
heures du soir : ils étaient donc hors de cause. Les demoiselles Horbury n’avaient
aucun homme sous leur toit. L’unique serviteur de Selena Montague avait passé
son temps soit à l’office, soit dans la pièce mise à sa disposition et qu’on
voyait de la cuisine. Pitt n’avait donc plus que trois maisons à visiter, ainsi
que la pénible obligation de retourner chez les Nash pour voir l’époux de Jessamyn,
le demi-frère de la défunte. Pour finir, il lui fallait – à son extrême
embarras – demander son alibi à George Ashworth. Plus que tout au monde, il
espérait que George en avait un.
Il aurait préféré régler cette question tout de suite, mais
il savait que George ne serait pas disponible d’aussi bonne heure. Qui plus est,
il caressait sottement l’espoir de tomber sur un indice capital avant d’en
arriver là, un indice tellement brûlant et pointu qu’il n’aurait même pas
besoin d’inquiéter George.
Il commença par la deuxième maison de Paragon Walk, juste
après les Dilbridge. Au moins, il serait débarrassé de cette corvée-là. Les
frères Nash étaient trois, et ceci était la résidence de l’aîné, Mr. Afton Nash ;
lui et son épouse hébergeaient le plus jeune frère, Mr. Fulbert Nash, encore
célibataire.
Le majordome le fit entrer avec une lassitude résignée. La
famille n’avait pas fini son petit déjeuner, le prévint-il. Il serait obligé d’attendre.
Pitt le remercia et, une fois la porte refermée, fit lentement le tour de la
pièce. Le décor était conventionnel, luxueux, et pourtant il s’y sentait mal à
l’aise. La bibliothèque contenait quantité de volumes reliés de cuir, alignés
dans un ordre tellement impeccable qu’ils en semblaient inutilisés. Il passa le
doigt sur les tranches supérieures pour voir s’il y avait de la poussière, mais
tout était d’une propreté irréprochable… sûrement plus le fait de la
gouvernante, pensa-t-il, que d’un quelconque lecteur. Sur le bureau se
pressaient les habituelles photos de famille. Personne ne souriait, mais c’était
normal : il fallait garder la pose si longtemps qu’il n’était plus
possible de sourire. Une certaine douceur dans l’expression, voilà tout ce qu’on
pouvait espérer, et ce n’était pas le cas ici.
Une broderie était accrochée au-dessus du manteau de la
cheminée, un œil unique, fixe et implacable, et au-dessous, en point de croix, on
lisait : « Dieu voit tout. »
Il frissonna et s’assit en lui tournant le dos.
Afton Nash entra et ferma la porte derrière lui. C’était un
homme de haute taille, légèrement enveloppé, aux traits burinés. N’étaient-ce
une certaine lourdeur et une bouche quelque peu pincée, ce visage-là aurait pu
être beau. Curieusement, il n’était même pas agréable à regarder.
— J’ignore en quoi nous pouvons vous être utiles, Mr. Pitt,
dit-il froidement. La pauvre enfant habitait chez mon frère Diggory et sa femme.
Ce sont eux qui veillaient à son bien-être moral. Réflexion faite, nous aurions
peut-être dû la prendre chez nous, mais sur le moment nous avons opté pour des
dispositions plus adaptées à sa situation. Jessamyn accorde plus d’importance
aux mondanités que nous : elle était donc la mieux placée pour introduire
Fanny dans la société.
Pitt aurait dû s’habituer à ce réflexe de groupe défensif, aux
protestations d’innocence, voire au déni de toute implication. Il s’y heurtait
chaque fois, d’une manière ou d’une autre. Et cependant, il trouva cela
particulièrement répugnant. Il revit le visage de la jeune fille que la vie n’avait
pas encore marqué : à peine éclose et déjà anéantie. Or ici, dans cette
pièce peu accueillante, son frère parlait de « bien-être
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