Le Crime De Paragon Walk
qu’elle sentit dure sous sa veste. Puis
elle retourna auprès de l’évier et se pencha sur ses pommes de terre. Malgré
ses efforts pour garder un ton neutre, sa voix lui parut ridiculement haut
perchée.
— Où a-t-il dit qu’il était ?
— À son club. La majeure partie de la soirée. Il ne se
rappelle pas pendant combien de temps, ni dans quels autres clubs il a pu aller.
Elle continua machinalement à remplir le plat de pommes de
terre, de chou finement haché et de poisson qu’elle avait pris soin de napper d’une
sauce au fromage. C’était une recette qu’elle venait de réussir pour la
première fois. Mais maintenant, elle contemplait toute cette perfection d’un
œil distrait. C’était sans doute stupide d’avoir peur. George pouvait
probablement prouver avec exactitude où il avait passé sa soirée ; seulement
elle avait entendu parler des clubs pour hommes, des jeux, des conversations, des
gens qui buvaient ou s’endormaient carrément. Qui se souviendrait des personnes
qui étaient là à telle heure, ou même tel soir ? En quoi une soirée
différait-elle des autres pour qu’on se la remémore avec précision ?
Certes, elle était loin de penser que George avait pu commettre
ce meurtre – c’était bien moins grave que ça –, mais elle connaissait de par
son expérience les dégâts que pouvait causer ne fût-ce que la suspicion. Si
George disait la vérité, il en voudrait à Emily de ne pas le croire
immédiatement et sans condition. Et s’il s’était dérobé, s’il avait caché
quelque chose, comme une amourette, une virée débridée, des excès dus à la
boisson, alors il allait se sentir coupable. Un mensonge en appellerait un
autre, et Emily, dans son désarroi, finirait peut-être par le soupçonner du
crime lui-même. La vérité était parfois lourde d’innombrables bassesses. Et nul
ne pouvait prévoir les souffrances engendrées par la mise au jour des mille
petites duperies qui facilitaient l’existence et vous permettaient d’occulter
ce que vous préfériez feindre d’ignorer.
— Charlotte !
La voix de Pitt résonna derrière elle. Elle se força à
chasser ses craintes et servit le dîner, posant une assiette devant lui.
— Oui ? fit-elle innocemment.
— Ça suffit maintenant !
Inutile de chercher à le tromper, même en pensée. Il lisait
trop clairement en elle. Elle s’assit avec sa propre assiette.
— Vous prouverez dès que possible que ce n’est pas
George, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Il tendit la main par-dessus la table pour toucher la sienne.
— Evidemment. Sitôt que j’en aurai l’occasion, sans
donner l’impression de le soupçonner.
Cette idée ne l’avait même pas effleurée ! Mais oui, bien
sûr… s’il commençait par George, ce serait encore pire. Emily penserait… Dieu
seul savait ce qu’Emily allait penser.
— J’irai voir Emily.
Elle piqua une pomme de terre avec sa fourchette et la
découpa vigoureusement, rapetissant inconsciemment les morceaux comme si elle
dînait déjà à Paragon Walk.
— Elle n’arrête pas de m’inviter.
Elle se mit à réfléchir à ce qu’elle porterait pour la
circonstance. Si elle y allait le matin, sa robe grise devrait suffire. La
mousseline était de bonne qualité ; la coupe datait de l’année précédente,
mais cela ne se voyait pas trop.
— Après tout, il faut bien que quelqu’un y aille, or
maman est retenue par la maladie de grand-mère. Oui, je trouve que c’est une
excellente idée.
Pitt ne répondit pas. Il savait qu’elle se parlait à
elle-même.
3
Charlotte avait déjà tout organisé dans sa tête. Sitôt Pitt
parti, elle rangea la cuisine et mit à Jemima l’une de ses plus belles robes, en
coton, bordée de dentelle que Charlotte avait soigneusement récupérée sur l’un
de ses vieux jupons. Lorsqu’elle fut prête, Charlotte la prit dans ses bras et
traversa la rue chaude, poussiéreuse, pour se rendre dans la maison d’en face. Une
bonne douzaine de voilages frémirent derrière les fenêtres, mais elle évita de
tourner la tête pour ne pas montrer qu’elle s’en était aperçue. Calant Jemima
contre son bras, elle frappa à la porte.
Celle-ci s’ouvrit presque instantanément : une petite
femme décharnée vêtue d’une simple blouse de travail parut devant elle.
— Bonjour, Mrs. Smith, dit Charlotte en souriant. J’ai
appris hier soir que ma sœur était souffrante, et je pense que je devrais
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