Le Crime De Paragon Walk
mousseline grise à pois
blancs. Elle l’avait achetée l’an passé avec l’argent du ménage qu’elle avait
réussi à économiser, et le style en était si simple qu’elle en était presque
indémodable. C’était justement la raison pour laquelle Charlotte l’avait
choisie, et aussi pour ne pas parader trop ostensiblement devant le voisinage.
Il faisait déjà chaud à dix heures, quand elle descendit du
cab dans Paragon Walk, remercia le cocher, régla la course et remonta lentement
sur le gravier crissant jusqu’à la porte d’Emily. Elle était déterminée à ne pas
écarquiller les yeux ; quelqu’un pourrait la voir. Il y avait toujours du
monde alentour : une bonne qui, lassée de faire la poussière, rêvassait
devant la fenêtre, un valet ou un cocher chargé d’une commission, un
aide-jardinier.
La maison était grande ; comparée aux demeures de sa
propre rue, elle avait l’air d’un véritable palais. Bien sûr, elle avait été
conçue pour tout un bataillon de serviteurs, ainsi que le maître et la
maîtresse, leurs enfants et les membres de leur famille qui choisissaient de monter
à Londres pour la saison.
Elle frappa à la porte et eut soudain très peur de perdre Emily,
de mener une vie tellement différente d’elle depuis Cater Street qu’elles en
seraient devenues comme deux étrangères. Même l’épisode de Callander Square
remontait à plus d’un an déjà. Le danger, l’horreur, voire une certaine
excitation partagée les avaient rapprochées alors. Mais cela ne se passait pas
chez Emily, parmi ses amis.
Elle avait eu tort de croire que la robe de mousseline grise
ferait l’affaire ; elle était terne, et l’on distinguait l’accroc près du
bord, là où elle l’avait réparé. Elle ne pensait pas avoir les mains rouges, mais,
dans le doute, elle garderait ses gants. Emily le remarquerait sûrement : Charlotte
avait de belles mains, dont elle était fière à juste titre.
La femme de chambre ouvrit la porte et, à la vue de l’inconnue,
la surprise se peignit sur ses traits.
— Madame ?
— Bonjour.
Se redressant, Charlotte se força à sourire. Elle devait
parler lentement : c’était idiot de se sentir gênée chez sa propre sœur, sœur
cadette qui plus est.
— Bonjour, répéta-t-elle. Soyez aimable de prévenir
Lady Ashworth que sa sœur, Mrs. Pitt, est là, voulez-vous ?
La jeune femme la regarda avec des yeux ronds.
— Oh… oui, bien sûr, madame. Entrez, je vous en prie. Je
suis certaine que Madame sera ravie de vous voir.
Charlotte la suivit à l’intérieur et n’attendit que quelques
minutes au petit salon avant qu’Emily ne fît irruption dans la pièce.
— Oh, Charlotte ! Quel bonheur de te voir !
Elle se jeta à son cou, l’étreignit, puis recula. Son regard
glissa sur la robe de mousseline et s’arrêta sur le visage de Charlotte.
— Tu as bonne mine. J’avais l’intention de venir te
voir, mais tu es sûrement au courant de l’horreur qui est arrivée ici. Thomas a
dû t’en parler. Dieu merci, cette fois, ça n’a rien à voir avec nous.
Elle frissonna et secoua la tête en signe de dénégation.
— Tu me trouves cynique ?
Elle regarda Charlotte, les yeux agrandis, l’air légèrement
coupable.
Comme toujours, cette dernière répondit franchement.
— C’est possible, et pourtant, c’est la vérité, si l’on
accepte de le reconnaître. En un sens, un crime, c’est excitant, à condition qu’il
ne nous touche pas de trop près. On répète à satiété que c’est atroce, que le
simple fait d’en parler nous rend positivement malades, mais, en même temps, on
profite de la moindre occasion pour remettre le sujet sur le tapis.
Le visage d’Emily s’éclaira d’un sourire.
— Je suis si contente que tu sois là ! C’est
peut-être irresponsable de ma part, mais j’adorerais connaître ton opinion sur
nos voisins, même si après ça je les verrai forcément d’un autre œil. Ils sont
tous si prudents que, quelquefois, je m’ennuie à pleurer. J’ai l’horrible
impression que je ne suis plus capable d’être sincère avec moi-même !
Charlotte glissa son bras sous celui d’Emily, et toutes deux
sortirent par les portes-fenêtres sur la pelouse à l’arrière de la maison. Le
soleil brillait, aveuglant, dans un ciel sans nuages.
— Ça m’étonnerait, dit-elle. Tu as toujours su
dissocier paroles et pensées. Moi pas, c’est pourquoi je suis un désastre
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