Le Crime De Paragon Walk
chaleur.
Elle ravala les condoléances qu’elle avait sur le bout de la
langue et s’efforça de répondre de la manière la plus cohérente possible. Peut-être
jugeait-il la cérémonie trop pénible et était-il content de parler à quelqu’un
qui n’avait pas connu Fanny. Les apparences étaient quelquefois si trompeuses !
Elle pataugeait, trop consciente de ses liens avec Fanny et
trop absorbée par ses propres idées confuses : avait-il réellement aimé
Fanny, était-ce un mariage arrangé, auquel cas était-il soulagé d’avoir
recouvré sa liberté ? Elle entendait à peine ce qu’il lui disait, même si,
inconsciemment, elle avait noté qu’il s’exprimait avec l’aisance d’un homme
cultivé.
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle.
Elle ignorait totalement de quoi il venait de parler.
— Peut-être que Mrs. Pitt trouve notre buffet un peu
insolite… comme moi ?
Charlotte fit volte-face et vit le Français à deux pas d’elle ;
ses beaux yeux intelligents dissimulaient un sourire.
Elle ne savait pas très bien ce qu’il entendait par là. Il n’avait
tout de même pas deviné le cours de ses pensées… ou bien pensait-il la même
chose qu’elle, avait-il des certitudes ? L’honnêteté était le seul refuge
sûr.
— Je ne suis pas à même d’en juger, répliqua-t-elle. Je
ne connais guère les usages en la matière.
Si Algernon avait perçu l’ambiguïté de sa réponse, il n’en
laissa rien paraître.
— Mrs. Pitt, puis-je vous présenter M. Paul Alaric ?
fit-il d’un ton léger. Je ne crois pas que vous l’ayez déjà rencontré. Mrs. Pitt
est la sœur de Lady Ashworth, expliqua-t-il.
Alaric s’inclina imperceptiblement.
— Je sais parfaitement qui est Mrs. Pitt.
Son sourire démentait ce qu’il aurait pu y avoir d’abrupt
dans ses paroles.
— Imaginez-vous que quelqu’un comme elle puisse se manifester
dans Paragon Walk sans qu’on en parle ? Je regrette seulement que ce soit
une occasion tragique qui nous a réunis.
C’était ridicule, mais elle se sentit s’empourprer sous son
regard tranquille. Malgré toute sa grâce, il était étonnamment direct, comme si
son intelligence pouvait percer le masque poli et inexpressif de Charlotte et
entrevoir le tumulte de ses émotions. Il la contemplait sans malveillance
aucune, mais avec curiosité et un soupçon d’ironie.
Elle se ressaisit vivement. Ce devaient être la chaleur et
la cérémonie qui l’avaient fatiguée au point de la rendre aussi sotte.
— Comment allez-vous, monsieur [4] Alaric ? dit-elle avec raideur. Oui,
c’est bien malheureux qu’on ait souvent besoin d’une tragédie pour remettre de
l’ordre dans notre existence.
L’ombre d’un sourire joua délicatement sur ses lèvres.
— Vous avez l’intention de mettre de l’ordre dans mon
existence, Mrs. Pitt ?
La chaleur lui brûla le visage. Plût au ciel que cela ne se
voie pas derrière le voile.
— Vous… vous vous méprenez, monsieur. Je parlais des
drames de la vie. Notre rencontre est certainement sans importance.
— Quelle modestie, Mrs. Pitt !
Selena parut, l’air animé, auréolée de mousseline de soie noire.
— À voir votre magnifique robe, j’aurais cru le contraire.
Dites-moi, préfère-t-on le bleu lavande chez vous en période de deuil ? Évidemment,
c’est tellement plus facile à porter que le noir !
— Ma foi, je vous remercie.
Charlotte esquissa un sourire forcé qui, craignit-elle, ressemblait
davantage à une grimace. Elle examina Selena de la tête aux pieds.
— Oui, vous avez sûrement raison. Vous aussi, vous
trouveriez cette couleur flatteuse, à n’en pas douter.
— Je ne vais pas d’enterrement en enterrement, Mrs. Pitt,
en dehors des gens que je connais, siffla Selena, fielleuse. Je ne pense pas
que j’en aurai à nouveau besoin, avant que ce style ne soit complètement démodé.
— Pas plus d’un enterrement par saison, en quelque
sorte, murmura Charlotte.
Pourquoi cette femme lui était-elle aussi antipathique ?
Se laissait-elle influencer par les craintes d’Emily ou bien par son propre
instinct ?
Jessamyn vint vers eux, pâle, mais parfaitement maîtresse d’elle-même.
Alaric se tourna vers elle, et le visage de Selena se figea momentanément dans
une expression haineuse qui s’effaça aussitôt. Elle prit la parole
précipitamment, devançant Alaric.
— Chère Jessamyn, c’est une épreuve terrible pour vous.
Vous devez être
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