Le Crime De Paragon Walk
anéantie, et pourtant vous avez tenu bon. La cérémonie a été
tellement digne !
— Merci.
Jessamyn accepta le verre qu’Alaric prit sur le plateau du valet
qui attendait et but délicatement.
— La pauvre Fanny repose en paix. Je devrais sans doute
m’y résigner, mais je n’y arrive pas. Je trouve ça monstrueusement injuste. Ce
n’était qu’une enfant, l’innocence même. Elle ne savait même pas flirter !
Pourquoi elle, précisément ?
Ses paupières s’abaissèrent légèrement, voilant ses grands
yeux clairs ; elle ne regardait pas vraiment Selena, mais un mouvement
imperceptible de son épaule, une inclinaison de son corps semblaient s’adresser
à elle.
— Il y a des êtres tellement… tellement mieux… placés !
Charlotte la dévisagea, bouche bée. La haine entre les deux
femmes était si palpable qu’il était impossible que Paul Alaric ne se fût rendu
compte de rien. Debout dans une pose élégante, un léger sourire aux lèvres, il
répondit par une banalité, mais il devait être aussi mal à l’aise que Charlotte.
Ou alors y prenait-il plaisir ? Etait-il flatté, émoustillé par l’idée qu’on
se batte pour lui ? Cette pensée l’affecta : elle le voulait
au-dessus d’une aussi basse vanité, embarrassé comme elle l’était elle-même.
Soudain, tandis qu’elle digérait les paroles de Jessamyn –
« … des êtres tellement mieux placés » –, une autre pensée la frappa.
C’était, bien sûr, une pierre dans le jardin de Selena, mais se pouvait-il que
le violeur eût été attiré justement par l’innocence de Fanny ? Peut-être
en avait-il assez des femmes du monde qui n’étaient que trop disponibles. Il
voulait une vierge, effrayée et qui aurait résisté, afin qu’il puisse la
dominer. C’était peut-être ce qui l’excitait, lui fouettait le sang, le contact
et l’odeur de la peur !
Cette pensée était révoltante, mais enfin, la violence
secrètement perpétrée dans le noir, l’humiliation, la lame symbolique du
couteau, le sang, la douleur, la vie qui s’en va… tout cela était révoltant
également. Elle ferma les yeux. Seigneur Dieu, pourvu que cela n’ait rien à
voir avec Emily ! Pourvu que George n’ait pas d’autres défauts que la
désinvolture, la bêtise, la fatuité !
La conversation se poursuivait en dehors d’elle, et elle n’entendait
même pas ce qui se disait. Elle n’avait conscience que de l’atmosphère chargée
d’hostilité et de l’élégante tête brune d’Alaric, tandis qu’il les écoutait à
demi, tantôt l’une, tantôt l’autre. Curieusement, Charlotte eut l’impression qu’il
l’observait ; son regard entendu la troubla et l’encouragea en même temps.
Emily la rejoignit. Elle paraissait très fatiguée, et
Charlotte décida qu’elle était restée debout depuis trop longtemps déjà. Elle
allait lui suggérer de rentrer quand elle vit, derrière sa sœur, Hallam Cayley,
le seul homme que la mort de Fanny semblait avoir touché au-delà des apparences
que le bon ton commandait de respecter. Il faisait face à Jessamyn, mais d’un
air absent, comme s’il ne la voyait pas. En fait, la pièce entière, éclaboussée
de lumière filtrant par les stores à demi baissés, avec sa table vernie jonchée
de restes et ses silhouettes noires massées par petits groupes et parlant à
voix basse, semblait lui échapper totalement.
Jessamyn l’aperçut elle aussi. Son expression changea ;
elle avança une lippe pulpeuse, et ses pommettes se contractèrent
imperceptiblement. L’espace d’un instant, son visage parut se figer. Puis
Selena s’adressa à Alaric en souriant, et Jessamyn se retourna vers eux.
Charlotte regarda Emily.
— N’avons-nous pas sacrifié à tous les rites
nécessaires ? Je veux dire, on peut bien rentrer maintenant, non ? On
étouffe ici, et tu dois être fatiguée.
— Pourquoi, j’en ai l’air ?
Charlotte mentit aussitôt et sans réfléchir :
— Pas du tout. Mais autant partir avant qu’on en arrive
là. Moi, je commence à faiblir.
— Je croyais que tu allais t’amuser à essayer de
résoudre l’énigme.
Une note d’acrimonie perçait dans la voix d’Emily. Elle
était réellement fatiguée. La peau sous ses yeux était devenue transparente.
Charlotte fit mine de n’avoir rien remarqué.
— Je ne pense pas avoir appris grand-chose, à part ce
que tu m’as déjà dit… que Jessamyn et Selena se détestent à cause de
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