Le Dernier Caton
concentrer sur notre mission et oublier cette ridicule instabilité sentimentale dont j’avais fait preuve. La visite à Jérusalem et le fait de voir mon frère m’avaient beaucoup aidée. Je notai cependant que ces sentiments que je m’obstinais à réprimer produisaient parfois en moi une profonde amertume qui minait mes forces. L’exaltation ressentie à Ravenne devenait à Athènes une souffrance amère. On peut lutter contre une maladie mais comment lutter contre ce qui me poussait vers cet homme fascinant ? Mon apparente fermeté s’effritait à chacun de mes pas.
La ligne bleue était dessinée sur l’asphalte mais, prudents, nous marchions sur le trottoir bordé d’arbres. Il se termina bientôt et nous dûmes emprunter la route. Même si nous étions du mauvais côté de la chaussée car nous suivions la même direction que les véhicules qui apparaissaient dans notre dos, il y avait de moins en moins de voitures heureusement. Le seul danger, si on pouvait l’appeler ainsi, était l’obscurité. Il restait encore quelques réverbères, devant un restaurant routier ou une maison, mais il n’y en eut bientôt plus. Je compris alors qu’il valait sans doute mieux que Farag ne me quittât pas.
Quand nous arrivâmes à la ville voisine de Pandeleimonas, nous étions engagés dans une conversation passionnante sur les empereurs byzantins et l’ignorance générale qui prédominait en Occident sur cet Empire romain qui dura jusqu’au XV e siècle. Mon admiration et mon respect pour l’érudition de Farag ne cessaient de croître. Après une brève ascension, nous traversâmes les localités de Nea Makri et Zoumberi, toujours plongés dans notre conversation. Le temps et les kilomètres passaient sans que nous nous en apercevions. Je ne m’étais jamais sentie aussi heureuse, aussi alerte et motivée, prête à relever le moindre défi intellectuel. Je n’avais jamais eu un échange aussi enrichissant. Alors que nous passions le village endormi d’Aghios Andréa, trois heures plus tard, Boswell me parla de son travail au musée. La nuit était si magique, si spéciale, si belle que je ne sentais même pas le froid qui tombait sans pitié sur les champs obscurs environnants, à peine éclairés par la lune. Mais je ne me sentais ni préoccupée ni inquiète. Je marchais, totalement absorbée par les paroles de Farag qui, tout en éclairant le chemin devant nous avec sa lampe, me parlait avec passion des textes gnostiques découverts dans l’ancienne Nag Hammadi, en Haute-Égypte. Cela faisait plusieurs années qu’il les étudiait, identifiant les sources grecques du II e siècle sur lesquelles ces manuscrits étaient fondés et les comparant, fragment après fragment, avec d’autres écrits connus d’auteurs coptes gnostiques.
Nous partagions tous les deux la même passion intense pour notre travail ainsi qu’un profond amour de l’Antiquité et de ses secrets. Nous nous sentions appelés à les dévoiler, à découvrir ce qui s’était perdu au fil des siècles. Il ne partageait pas cependant certaines nuances de mon engagement catholique et je ne pouvais être d’accord avec lui sur les postulats pittoresques qu’il professait concernant l’origine gnostique du christianisme. Il était certain que l’on connaissait mal tout ce qui était relatif aux premiers siècles de vie de notre religion. Certain aussi que ces grandes lacunes avaient été comblées par de faux documents ou des témoignages manipulés. Certain même que les Évangiles avaient été retouchés durant ces premiers siècles pour être adaptés aux courants dominants à l’intérieur de l’Église naissante, ce qui n’avait pas manqué de créer de terribles contradictions ou absurdités. Mais, à force de les avoir entendues toute ma vie, celles-ci avaient fini par passer inaperçues. Ce que je ne pouvais accepter en aucune façon, c’était que tout cela sorte au grand jour, que l’on ouvrît les portes du Vatican à tout étudiant qui, comme Farag, n’aurait pas la foi nécessaire pour donner un sens correct à ce qu’il pourrait découvrir. Farag me traita de réactionnaire, de rétrograde, et il s’en fallut de peu qu’il ne m’accuse de voler le patrimoine de l’humanité. Mais il ne manifesta jamais aucune acrimonie. La nuit passa, légère comme le vent, parce que nous ne cessions de rire en nous attaquant, depuis nos bastions idéologiques, avec un mélange de tendresse et d’affection qui
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