Le Dernier Caton
enlevait toute dureté à nos paroles. Et les heures défilèrent imperceptiblement.
Mati, Limanaki, Rafina… Nous allions passer Pikermi, le village qui marquait le milieu exact de la course. Il n’y avait plus de voitures sur la route étroite, ni trace du capitaine. Je commençais à sentir une grande fatigue dans les jambes et une douleur persistante au bas du dos, mais je ne voulais pas le reconnaître. J’avais mal aux pieds et, lors d’une halte forcée, je découvris deux rougeurs qui se transformèrent en ampoules au fil de la nuit.
Nous marchâmes encore une heure, puis deux… Et, sans nous en rendre compte, chaque fois plus lentement. La nuit était devenue une longue promenade où le temps ne comptait plus. Nous traversâmes Pikermi. Les rues étaient recouvertes d’un réseau de câbles tendus entre deux vieux postes de bois. Nous laissâmes Spata, Palini, Stavros, Paraskevi derrière nous. Et la montre continuait sa marche imperturbable sans que nous nous rendions compte que nous n’arriverions pas à Athènes avant l’aube. Nous avancions, ivres de mots, ne prenant en compte que notre dialogue.
Après Paraskevi, la route dessina une large courbe vers la gauche près d’un bois de pins, et c’est là que le pulsomètre de Farag siffla, alors que nous étions à quelque dix kilomètres d’Athènes.
— Tu es fatigué ? lui demandai-je, inquiète.
Je ne voyais pas bien son visage.
Pas de réponse.
— Farag ? insistai-je.
Son appareil continuait à émettre le même signal d’alarme insupportable qui, dans le silence, paraissait une sirène de pompiers.
— Je dois te dire quelque chose, murmura-t-il, mystérieux.
— Arrête ce bruit, et dis-moi.
— Je ne peux pas.
— Comment ! Mais il suffit d’appuyer sur le petit bouton orange !
— Je veux dire…, balbutia-t-il. Ce que je veux dire…
Je pris son poignet et stoppai l’alarme… Je m’aperçus soudain que l’atmosphère avait changé. Une petite voix étouffée me prévint que nous pénétrions sur un territoire dangereux et je compris que je ne voulais surtout pas entendre ce qu’il allait me dire. Je gardai le silence.
— Ce que je dois…
Le pulsomètre retentit de nouveau mais il l’éteignit.
— Je ne peux pas, parce qu’il y a tant de choses, tant d’obstacles… (Je retins ma respiration.) Aide-moi, Ottavia.
Je ne pouvais pas parler. Je voulus lui dire de se taire mais j’étais suffoquée. Mon pulsomètre choisit cet instant pour se mettre à siffler à son tour. On aurait dit une symphonie de sifflements. Je l’arrêtai au prix d’un effort surhumain. Et Farag sourit.
— Tu sais très bien ce que j’essaie de te dire, n’est-ce pas ?
Je refusai d’articuler le moindre mot. Je fus juste capable d’enlever l’appareil de mon poignet pour l’empêcher de siffler de nouveau. Farag m’imita avec un sourire.
— Bonne idée, dit-il. Je… Tu comprends, Basileia, tout cela est très difficile pour moi. Dans mes relations antérieures, je n’ai jamais… Les choses se présentaient d’une autre manière. Mais avec toi… Mon Dieu, comme c’est compliqué. Pourquoi cela ne peut-il pas être plus simple ? Tu sais très bien ce que je veux dire, Basileia ! Aide-moi !
— Je ne peux pas, Farag, dis-je d’une voix d’outre-tombe qui me surprit moi-même.
— Je vois.
Il se tut. Le silence tomba sur nous, et nous continuâmes ainsi jusqu’à Holargos, petite ville dont les édifices modernes annonçaient la proximité d’Athènes. Je crois que je n’ai jamais vécu de moments aussi amers et difficiles. La présence de Dieu m’empêchait d’accepter cette espèce de déclaration qu’avait essayé de faire Farag. Mais mes sentiments incroyablement puissants envers cet homme si merveilleux me déchiraient intérieurement. Le pire, ce n’était pas de reconnaître que je l’aimais ; le pire, c’était que lui aussi fut amoureux de moi. Cela aurait pu être si simple, mais je n’étais pas libre !
Une exclamation me fit sursauter :
— Ottavia, il est cinq heures et quart !
Au début, je ne compris pas ce qu’il voulait me dire. Cinq heures et quart, et alors ? Soudain, je sus… Cinq heures et quart ! Impossible d’arriver à Athènes avant six heures ! Il nous restait au moins quatre kilomètres à parcourir.
— Mais qu’est-ce qu’on va faire ?
— Courir !
Il me prit par la main et me tira comme un possédé en se lançant dans une course
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