Le Dernier Caton
me poussait à continuer la fidèle obscurité du ciel, cette chape noire que n’éclairait aucun rayon de soleil. Tant qu’elle continuait ainsi, il y avait de l’espoir. Mais, sur la rue Ermou, les muscles de ma jambe droite décidèrent que cela suffisait, qu’il fallait s’arrêter. Je sentis une douleur aiguë et portai ma main à la jambe tout en poussant un cri sourd. Farag se retourna et comprit aussitôt ce qui se passait. Il me rejoignit, passa son bras gauche sous mon épaule et m’aida à me relever. Il reprit la marche, dans cette étrange position, en ahanant ; j’avançais une jambe saine et m’appuyais de tout mon poids sur lui pour le pas suivant. Nous oscillions comme des bateaux sous la tempête mais sans nous arrêter. Six heures cinq. Il ne nous restait plus que trois cents mètres à parcourir pour arriver au bout de la rue Ermou où, telle une étrange apparition, la petite église byzantine à moitié enfoncée dans la terre émergeait au milieu d’une toute petite place.
Deux cents mètres… J’entendais la respiration haletante de Farag. Ma jambe gauche commençait aussi à souffrir de ce dernier et terrible effort. Cent cinquante mètres… Six heures sept… Nous avancions de plus en plus lentement, épuisés. Cent vingt-cinq mètres… Avec un brusque élan, Farag me redressa et me tint encore plus fort tout en me prenant une main qu’il fit passer autour de son cou. Cent mètres… Six heures huit…
— Ottavia, tiens bon ! dit-il, le souffle court, le visage couvert de gouttes de sueur. Marche, s’il te plaît !
L’église de Kapnikarea offrait ses murs de pierres. Nous étions si près. Je voyais les petites coupoles couvertes de tuiles rouges et couronnées de petites croix. Et je ne pouvais plus ni respirer ni courir. Une torture.
— Ottavia, le soleil ! hurla Farag.
Je ne le cherchai même pas des yeux. Le ciel s’était déjà teint d’un bleu plus clair. Mais ce mot fut le combustible dont j’avais besoin pour trouver des forces que je ne croyais plus avoir. Un frisson me parcourut tout le corps, et je sentis tant de rage contre le soleil qui me trompait de cette façon que je pris une profonde inspiration et m’élançai en courant vers l’église. Je suppose qu’il y a des moments dans la vie où l’entêtement, l’orgueil prennent le contrôle de nos actes et nous obligent à nous lancer, tête baissée, vers le seul objectif qui éclipse tout ce qui n’est pas lui. J’imagine que l’origine de cette réaction absurde est liée à l’instinct de survie, parce que nous agissons comme si notre vie en dépendait. Bien sûr, la douleur ne disparut pas, mais mon esprit était guidé par cette seule idée fixe : arriver avant que le soleil ne se lève. Cela dépassait la raison. Au-delà de toute souffrance physique, seule comptait l’obligation de passer le seuil de cette église.
Je me mis à courir comme jamais je ne l’avais fait de toute la nuit et Farag me rejoignit. Après avoir descendu des marches, nous arrivâmes devant le beau porche qui protégeait l’entrée. Dessus, une impressionnante mosaïque byzantine représentait une Vierge à l’Enfant. Un ciel aux brillantes couleurs dorées entourait un chrisme.
— On appelle ? dis-je d’une voix faible en mettant les mains sur mes hanches, pliée en deux, pour reprendre mon souffle.
— Qu’en penses-tu ?
Il frappa alors sept coups à la porte. Au dernier, les gonds grincèrent et la porte s’ouvrit doucement.
Un jeune pope à la longue barbe noire fournie apparut devant nous. Les sourcils froncés, la mine sévère, il nous dit quelque chose en grec que je ne compris pas. Devant nos expressions déconcertées, il répéta sa phrase en anglais :
— L’église n’ouvre pas avant huit heures.
— Je sais, mais nous devons entrer. Nous devons purifier nos âmes en nous inclinant devant Dieu comme d’humbles suppliants.
Je regardai Farag avec admiration. Il avait pensé à utiliser les paroles de la prière de Jérusalem ! Le jeune pope nous examina des pieds à la tête et notre aspect lamentable dut l’émouvoir.
— Bien, entrez dans ce cas. Kapnikarea est à vous.
Je ne me laissai pas tromper. Ce jeune homme était un stavrophilake. J’en aurais mis ma main au feu. Farag lut dans mes pensées.
— N’auriez-vous pas vu par hasard un ami à nous, un coureur, très grand et blond ?
Le pope parut méditer. J’aurais presque pu le croire tant il était
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