Le Dernier Caton
aussi. Le problème, c’est qu’en Sicile il y a cent quatre-vingt-quatre clans mafieux organisés autour de ces deux seules familles : les Sciarra et les Salina, le double S, comme nous appellent les autorités chargées de la lutte antimafia. Mon père, Bernardo Sciarra, a été pendant vingt ans le don 23 de l’île, jusqu’à ce que ton père, un campiero loyal qui n’avait jamais causé de problèmes, s’approprie lentement ses principales affaires en tuant les capi 24 les plus en vue.
— Tu es folle ! Doria, tais-toi !
— Tu ne veux pas savoir comment ton père a fait tuer le grand Bernardo et comment il a soumis les capi et les campieri fidèles à ma famille ?
— Tais-toi !
— Il a utilisé la même méthode que nous avons choisie pour les éliminer, lui et ton frère : un accident de la circulation.
— Mon frère avait quatre enfants ! Comment avez-vous pu ?
— Mais tu n’as pas compris, Ottavia. Nous sommes la Mafia ! Le monde nous appartient, nos ancêtres étaient déjà des mafiosi. Nous tuons, contrôlons, gouvernons, plaçons des bombes, et respectons l’ Omerta. Personne ne peut enfreindre les règles et ignorer la vendetta. Ton père a fait une erreur… Et tu sais ce qui est le plus drôle ?
Je l’écoutais tout en serrant les mâchoires à m’en faire mal et en essayant de contenir mes larmes. Mes grimaces de douleur semblaient la réjouir, car elle souriait comme une enfant qui vient de recevoir un cadeau. Ma vie entière s’effondrait. Je fermai les yeux. Un nœud dans la gorge menaçait de m’étouffer. Doria était maligne, la perversité incarnée, mais je méritais peut-être tout cela parce que je m’étais enfermée dans un monde de rêves pour ne pas voir la réalité. J’avais élevé un château dans le ciel et vivais volontairement recluse à l’intérieur, afin que rien ne pût me blesser. Et, pour finir, tous ces efforts n’avaient servi à rien.
— Le plus drôle, c’est que ton père n’a jamais eu assez de caractère pour être un don. C’était un campiero , et il voulait le rester, mais quelqu’un, derrière lui, avait la force et l’ambition nécessaires pour commencer une guerre de contrôle. Tu vois de qui je veux parler, chère Ottavia ? Non ? De ta mère, ma chère, de ta mère. Filippa Zafferano, la femme qui en ce moment est don de Sicile.
Elle éclata d’un rire méchant en levant les mains pour montrer combien tout cela lui paraissait amusant. Je la regardai sans ciller, sans chercher à masquer ma tristesse, ravalant mes larmes, les lèvres serrées. J’avais dû faire quelque chose de terrible à un moment de ma vie pour provoquer tant de haine.
— Filippa, ta mère, se sent forte et en sécurité à la Villa Salina, mais dis-lui bien de ne pas en sortir, car dehors de nombreux dangers la guettent.
Et, sur ces mots, elle me tourna le dos pour écouter Farag qui parlait avec le patriarche. J’étais paralysée, muette et sous le choc. Un tourbillon de pensées se pressait dans mon esprit. Je comprenais enfin pourquoi l’on m’avait envoyée à l’internat quand j’étais petite, comme Pierantonio et Lucia. Pourquoi ma mère refusait que nous nous occupions de certaines affaires de famille ; pourquoi elle nous avait toujours poussés à vivre loin de la maison, à parvenir aux plus hauts échelons de la hiérarchie religieuse… Tout concordait. Les pièces du puzzle que constituait ma vie s’emboîtaient les unes dans les autres pour former un tableau cohérent. C’était par pure ambition que ma mère avait choisi de faire de nous des contrepoids. Nous représentions sa garantie spirituelle et terrestre. Pierantonio, Lucia et moi étions les joyaux de la couronne, son œuvre, sa justification. Cette idée absurde de compensation, d’équilibre des contraires, correspondait parfaitement à la mentalité rétrograde de ma mère. Peu importait que les Salina fussent des assassins tant que trois d’entre eux étaient voués à Dieu, priaient pour leur prochain et occupaient des postes de responsabilité ou de prestige à l’intérieur de l’Église. Cela permettait d’épouiller le nom, en quelque sorte. Oui, cela correspondait bien à la façon d’être et de penser de ma mère. Soudain l’immense respect, l’admiration que j’avais toujours éprouvés envers elle se transformèrent en une peine immense devant l’étendue de ses péchés. J’aurais voulu lui téléphoner, parler avec elle,
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