Le Dernier Caton
qu’elle m’explique pourquoi elle avait agi ainsi, pourquoi elle nous avait menti depuis toujours à nous trois, pourquoi elle s’était servie de mon père comme instrument de sa convoitise. Comment elle pouvait accepter que six de ses enfants – cinq depuis la mort de Giuseppe – pratiquent l’extorsion, le vol, le crime ; accepter que ses petits-enfants, qu’elle prétendait tant aimer, grandissent dans cette atmosphère. Pourquoi elle désirait à ce point être à la tête d’une organisation qui enfreignait toutes les lois chrétiennes… Mais je ne pouvais lui poser toutes ces questions. Elle devinerait rapidement que j’avais découvert la vérité, et la guerre entre les Salina et les Sciarra avait déjà fait assez de victimes en Sicile. Le temps de la tromperie avait pris fin mais, au fond, il fallait bien reconnaître que je n’étais pas aussi innocente que je l’aurais voulu, ni Pierantonio même, qui ne faisait que suivre la tradition familiale avec ses affaires louches, ni même la gentille Lucia, toujours en marge de tout, si lointaine et candide. Nous vivions tous les trois un mensonge dans lequel nous étions, comme dans un conte de fées, une famille parfaite aux armoires remplies de cadavres.
Plongée dans ces terribles pensées, je ne me souviens pas d’avoir entendu le capitaine m’appeler, pourtant je me suis levée comme un automate. Le flirt entre Farag et Doria m’indifférait tout d’un coup. Rien ne pouvait me faire plus de mal que ce que je venais d’apprendre. Ils pouvaient passer le reste de leurs jours ensemble, cela m’était égal à présent. Je ne cessais d’aller et venir entre le passé et le présent, renouant des fils, tissant des coutures lâches.
Tout prenait une nouvelle texture ; tout avait une explication maintenant, et apparaissait sous un jour nouveau.
Je me sentis très seule soudain, comme si le monde entier s’était vidé ou que mes liens avec la vie se défaisaient. Mes frères aussi m’avaient menti. Ils avaient gardé le silence, joué selon les règles décrétées par ma mère. J’avais eu tort d’avoir une confiance aveugle en eux, tort de croire que nous formions une tribu unie, indivisible, dont nous nous disions si orgueilleux. En réalité, les vrais fils de Giuseppe et Filippa étaient les cinq enfants qui vivaient en Sicile, et s’occupaient des affaires familiales. Nous, les dupes qui vivions loin de la famille, étions étrangers à la réalité quotidienne de la maison. Giuseppe, qu’il repose en paix, Giacoma, Cesare, Pierluigi, Salvatore et Agueda devaient avoir éprouvé un sentiment de marginalité par rapport à nous, ou, au contraire, de privilège. La solidarité entre les neuf enfants avait donc toujours été une fable. Trois d’entre nous furent destinés à l’Église, les trois élus. Les six autres partagèrent chance et malheur, vérité et trahison, n’hésitant pas à mentir parce que leur mère le leur ordonnait. Et mon père ? Quel rôle avait-il eu dans tout cela ? Je compris alors qu’il n’était qu’un simple campiero qui avait aimé son odieux travail et agi sous les ordres de sa femme, la grande Filippa Zafferano. Tout concordait… C’était si simple, au fond.
— Professeur, vous ne vous sentez pas bien ?
Les visages familiers qui me hantaient s’effacèrent pour laisser place à celui du capitaine. Nous nous trouvions dans le vestibule et je ne savais pas comment j’étais parvenue jusque-là. Le capitaine, que je voyais tous les jours depuis trois mois, me parut soudain parfaitement étranger. Aussi étranger que Doria avant qu’elle ne se présentât. Je savais que je connaissais cet homme, mais je n’aurais pu dire de qui il s’agissait. Comme si une partie de mon cerveau avait souffert d’un court-circuit et ne fonctionnait plus.
— Professeur ! dit-il en me secouant le bras. Vous pouvez me dire ce qui se passe ?
— Je dois appeler chez moi.
— Comment ? cria-t-il.
Les autres étaient déjà dans la voiture.
— Je dois téléphoner à la maison, répétai-je mécaniquement tandis que mes yeux se remplissaient de larmes. S’il vous plaît…
Glauser-Röist me regarda en silence et dut conclure qu’il était plus sage de me laisser faire que de discuter. Il me lâcha brusquement, s’approcha du père Kallistos et lui expliqua que nous devions passer un coup de fil en Italie. Ils échangèrent quelques mots, puis le capitaine me rejoignit, l’air
Weitere Kostenlose Bücher