Le Dernier Caton
en se caressant le menton.
— Quand désirez-vous la visiter ? demanda Lewis.
— Tout de suite, répondit le capitaine, si personne n’a d’autres questions.
Nul ne répondit.
— Très bien, alors allons-y.
— Mais, capitaine, dit Doria de sa voix aiguë si énervante, c’est l’heure de déjeuner ! Professeur Boswell, vous ne pensez pas que nous devrions aller manger quelque chose ?
J’allais vraiment la tuer.
— Je vous en prie, appelez-moi Farag.
Une mer déchaînée éclata en moi, des vagues de haine me brisant le cœur. Que se passait-il, là ?
C’est l’âme en peine que je me dirigeai vers la salle à manger, aux côtés du père Kallistos. Deux femmes grecques, la tête recouverte à la turque, nous servirent un repas splendide auquel je goûtai à peine. Doria s’était installée à ma droite, entre Farag et moi, aussi dus-je supporter son bavardage incessant. Elle parvint à me couper l’appétit mais, pour ne pas attirer l’attention, je goûtai le plat de poissons et de légumes qui me rappela la caponatina sicilienne. De fil en aiguille, j’en vins à penser que la cuisine constituait une culture commune à tous les pays méditerranéens, car partout l’on trouvait les mêmes ingrédients, préparés de manière semblable.
Alors qu’on nous servait le café, noir, avec beaucoup de dépôt, Doria décida qu’il était temps de libérer Farag et se tourna vers moi. Tandis que les hommes discutaient des particularités des stavrophilakes, de leurs incroyables histoire et organisation, ma prétendue amie se lança de but en blanc dans une conversation sur nos lointains souvenirs d’enfance, et me surprit par son insatiable curiosité pour les membres de ma famille. Elle semblait en savoir déjà beaucoup, mais on aurait dit qu’il lui manquait toujours un détail pour compléter le puzzle.
— Comment se fait-il, Doria, que, vivant en Turquie comme tu le fais, tu sois aussi bien informée sur les Salina de Palerme ?
— Concetta me parle souvent de vous au téléphone.
— Franchement, cela m’étonne, car la situation est très tendue en ce moment entre nos deux familles.
— Voyons, Ottavia, nous ne sommes pas rancunières, dit-elle d’un ton mielleux. La mort de notre père nous a fait beaucoup de peine, mais nous vous avons pardonné.
De quoi parlait cette folle ?
— Excuse-moi, Doria, mais je ne comprends rien. Pour quelle raison devrais-tu nous pardonner quoi que ce soit ?
— Concetta a toujours dit que votre mère a tort de vous cacher les activités de la famille, à Pierantonio, Lucia et toi. Vraiment, tu ne sais rien, Ottavia ?
Son regard candide et son sourire sibyllin m’indiquaient qu’elle était toute prête à me mettre au courant. Je fus si irritée que je bus une longue gorgée de café et, par je ne sais quelle sorte d’association d’idées inconsciente, lui lançai à brûle-pourpoint un proverbe que ma mère utilisait souvent :
— Passu longu et vucca curta 21 .
— Tiens ! fit-elle, surprise. Alors tu sais parfaitement de quoi je parle.
Je la regardai sans comprendre :
— Te demander de te taire, c’est savoir de quoi tu parles ?
— Allons, Ottavia, pas d’enfantillages ! Comment peux-tu prétendre ignorer que ton père était un campiero 22 ?
— Mon père n’était pas un campiero ! Tu insultes sa mémoire et la renommée des Salina !
— Bien, répondit-elle avec un soupir résigné. Continue à faire semblant. De toute façon, Pierantonio connaît la vérité.
— Écoute, Doria, tu as toujours été bizarre, mais là tu dépasses les bornes ! Je ne te permettrai pas d’insulter ma famille.
— Les Salina de Palerme ? dit-elle, très souriante. Les propriétaires de Cinisi, l’entreprise de construction la plus importante de Sicile ? Les seuls actionnaires de Chiementin, qui domine le marché juteux du ciment ? Les patrons des gisements de pierre de Biliemi, qui servent à construire les édifices publics ? Les propriétaires de toutes les actions de la Financière de Sicile, qui blanchit l’argent sale de la drogue et de la prostitution ? Les propriétaires de presque toutes les terres productives de l’île, qui contrôlent les réseaux de transports et de distribution, et assurent la sécurité des commerçants et vendeurs ? Tu parles bien de ces Salina de Palerme, cette famille ?
— Nous sommes des entrepreneurs !
— Bien sûr, et nous, les Sciarra de Catane,
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