Le Dernier Caton
manière assez inappropriée. C’est très bien, cette histoire de renouvellement annuel. De cette manière, si un jour tu veux partir, quitter les ordres, tu peux le faire.
Un rayon de soleil qui passait obliquement par les vitres m’éblouit soudain. Je ne sais pas pourquoi, mais je me retins de lui dire qu’il n’y avait jamais eu de cas d’abandon dans toute l’histoire de mon ordre.
Il est si difficile de comprendre les desseins de Dieu. Nous vivons dans un aveuglement total depuis le jour de notre naissance jusqu’à celui de notre mort et, au cours de ce bref intermède que nous appelons vie, nous nous révélons incapables de contrôler ce qui nous arrive. Le vendredi après-midi, le téléphone sonna alors que j’étais dans la chapelle avec Ferma et Margherita, occupée à lire des extraits de l’œuvre du père Caciorgna, fondateur de notre ordre, pour me préparer à la cérémonie du dimanche. Je ne sais pas pourquoi mais, en entendant la sonnerie, je devinai instinctivement que quelque chose de grave s’était produit. Valeria, qui se trouvait alors dans le salon, décrocha. Quelques instants plus tard, elle entrouvrait doucement la porte de la chapelle :
— Ottavia, murmura-t-elle. C’est pour toi.
Je me levai, fis le signe de croix et sortis. À l’autre bout du fil, la voix affligée de ma sœur Agueda :
— Ottavia… Papa et Giuseppe…
— Quoi ? la pressai-je alors qu’elle s’interrompait.
— Ils sont morts.
— Comment ? Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Oui, Ottavia, ils sont morts tous les deux, dit-elle en éclatant en sanglots.
— Mon Dieu…, balbutiai-je. Mais que s’est-il passé ?
— Un accident, un terrible accident, leur voiture est sortie de la route et…
— Calme-toi, s’il te plaît, ne pleure pas devant les enfants.
— Ils ne sont pas là, gémit-elle. Antonio les a emmenés chez ses parents. Maman veut que nous soyons tous à la maison.
— Comment va-t-elle ?
— Tu la connais, elle est courageuse, mais j’ai peur pour elle.
— Et Rosalia et les enfants de Giuseppe ?
— Je ne sais pas, Ottavia, ils sont déjà là-bas. Je pars tout de suite les rejoindre.
— Je prendrai le ferry ce soir.
— Non, me répondit ma sœur, pas le ferry. Prends un avion, je dirai à Giacoma qu’elle envoie une voiture te chercher à l’aéroport.
Nous passâmes toute la nuit à veiller et prier dans le salon du premier étage, à la lumière des cierges disposés sur les tables et la cheminée. Les corps de mon père et de mon frère se trouvaient dans les services de médecine légale à Palerme. Le juge avait promis à ma mère que le lendemain, à la première heure, il les lui remettrait pour procéder à leur inhumation dans le caveau familial. Mes frères Cesare, Pierluigi et Salvatore, qui revinrent du dépôt à l’aube, nous dirent qu’ils étaient assez défigurés en raison de l’accident, et qu’il ne serait pas convenable de les exposer dans les cercueils ouverts de la chapelle ardente. Ma mère appela une entreprise de pompes funèbres qui nous appartenait, pour que les embaumeurs s’occupent d’arranger les cadavres avant de les ramener à la maison.
Ma belle-sœur était désespérée. Ses enfants l’entouraient, inconsolables, craignant qu’il ne lui arrive quelque chose, car elle n’arrêtait pas de pleurer et de regarder dans le vide avec des yeux exorbités. Mes sœurs Giacoma, Lucia et Agueda entouraient ma mère qui dirigeait les prières, les sourcils froncés et le visage converti en un masque de cire. Mes belles-sœurs s’étaient chargées de recevoir les nombreuses personnes qui vinrent présenter leurs condoléances malgré l’heure tardive.
Quant à moi… Je ne cessais de marcher, de monter et de descendre les escaliers, incapable de demeurer immobile, le cœur brisé. Quand j’arrivais au grenier, je me penchais pour regarder le ciel, de la fenêtre, puis je faisais demi-tour et redescendais jusqu’au vestibule en caressant de la main la rampe de bois, douce et brillante, sur laquelle nous nous étions tous amusés à glisser, petits. Je ne cessais de revoir des souvenirs de mon enfance liés à mon père et à mon frère. Je me répétais que mon père avait été un bon père, un père parfait, et que mon frère, même si son caractère s’était aigri avec l’âge, avait été un bon frère qui me chatouillait quand j’étais petite, et cachait mes jouets pour me
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